Au premier jour des audiences de la commission Chamberland sur la protection des sources journalistiques, les patrons des grands médias ont expliqué à quel point l'espionnage de reporters par des policiers dévoilé l'automne dernier - grâce à une source confidentielle - met en péril les enquêtes journalistiques, sans lesquelles plusieurs scandales n'auraient jamais été révélés. S'il est sympathique à l'idée d'une protection des sources, Me Jean-Claude Hébert, avocat en droit criminel, a fait valoir que c'était cependant là « une grosse commande ».

Plaidoyer des médias

L'espionnage de journalistes de La Presse et de Radio-Canada qu'a révélé l'affaire Lagacé « nous a totalement indignés », a expliqué Éric Trottier, éditeur adjoint et vice-président de La Presse. « Nos sources ont vu leurs droits fondamentaux être violés [...], des sources ont cessé de nous téléphoner et nous avons dû revoir l'ensemble de nos façons de faire pour éviter de les mettre en danger. »

Michel Cormier, directeur général du secteur de l'information à Radio-Canada, a expliqué que l'onde de choc a été la même dans sa salle de rédaction. « Ç'a été un affront terrible, a-t-il commencé. Des gens à qui nous avions donné une garantie de confidentialité vivent dans la hantise que leur identité soit révélée. Des sources se sont taries, des enquêtes ont été mises en péril et à cause de ce nuage qui plane au-dessus de nos têtes, certaines autres ne verront jamais le jour. »

Brian Myles, directeur du Devoir, avoue avoir été très surpris de constater avec quelle « facilité désinvolte » il était possible pour des policiers d'obtenir des mandats de surveillance de journalistes, et non pas seulement pour traquer des criminels, mais aussi pour faire le ménage au sein d'un service de police.

Éric Trottier, de La Presse, insiste : ce qui est demandé ici, ce n'est pas de protéger les journalistes, mais leurs sources « qui, neuf fois sur dix, agissent vraiment dans l'intérêt public et veulent dénoncer une situation inacceptable ».

Me Giuseppe Battista, qui représente le Service de police de la Ville de Montréal à la commission Chamberland, a voulu savoir quelle importance les patrons de presse accordent au fait que leurs sources enfreignent ou pas leur code de déontologie ou agissent dans l'illégalité. À cela, Brian Myles, du Devoir, a fait remarquer que les règles se font si nombreuses, à tous les égards, dans la société que si la priorité des journalistes était de les respecter toutes, « il ne resterait dans les médias que les communiqués de presse, les informations officielles, la météo et le score des matchs du Canadien ».

« On l'a bien vu, les policiers utilisent le système judiciaire et les technologies pour espionner des journalistes. Est-il possible qu'ils puissent le faire avec d'autres personnes ? Avec des juges, par exemple ? Des politiciens ? Je pose la question », a ajouté dans les coulisses Éric Trottier.

Le son de cloche de la FPJQ

Les Panama Papers, le scandale des commandites, le refus d'indemnisations d'ouvriers du Saguenay souffrant d'amiantose : Claude Robillard, qui a été secrétaire général de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) jusqu'en 2014, a multiplié les exemples de scandales ou de fraudes d'ici ou d'ailleurs qui n'auraient jamais été connus si une source confidentielle ou anonyme n'avait pas révélé une information.

Or, les sources confidentielles jouent gros. Si leur identité est révélée, elles risquent de perdre leur emploi, d'être sanctionnées, ostracisées, tablettées, voire tabassées, a fait remarquer M. Robillard.

Les journalistes n'ont souvent pas le choix d'emprunter des chemins de traverse tant le gouvernement, entre autres, « formate l'information » et la centralise, en muselant ses fonctionnaires qui, par règlement, sont tenus à la discrétion et sont empêchés de révéler des informations d'intérêt public cachées. M. Robillard a ainsi évoqué cette journaliste qui, pendant deux ans, a été boycottée par la Sûreté du Québec, le service des communications refusant de répondre à ses questions.

Le point de vue juridique

De son côté, Me Jean-Claude Hébert, avocat en droit criminel, est venu rappeler que dans l'état actuel du droit, les policiers « peuvent prendre des raccourcis » et qu'à certaines conditions, ils n'ont même pas à se présenter devant un juge pour obtenir des mandats d'écoute de journalistes.

« Le Code criminel prévoit que des policiers désignés peuvent, à certaines conditions, enfreindre la loi lorsqu'ils agissent dans le cadre d'une enquête criminelle. »

De façon générale, « la loi protège la source d'information du policier, mais ne protège pas de façon aussi explicite les sources d'information du journaliste ».

En ce sens, Me Hébert doute fortement que le projet de loi du sénateur Carignan qui cherche à protéger les sources journalistiques ait beaucoup de chances de cheminer, alors que les gouvernements pensent davantage à la sécurité nationale qu'à la protection des libertés.

Cela étant dit, vu les pouvoirs extraordinaires de la police, il est essentiel, a ajouté Me Hébert, « qu'un examen minutieux et efficace de leur travail s'ensuive ».

« Lorsque le secret d'État bafoue la raison d'État, la démocratie a mauvaise mine. Il en va de même lorsque, sous un regard judiciaire discret, le secret policier piétine des droits et libertés fondamentaux. »

« Une commission d'enquête doit fouiller les détails, non pour y trouver le diable, mais pour dévoiler certaines pesanteurs institutionnelles. »

Qu'attendre de la Commission ?

Le juge Jacques Chamberland, qui préside la Commission, a souligné dans ses commentaires en début d'audience, lundi, que le but de l'exercice était de trouver « un juste point d'équilibre » entre deux intérêts publics, soit ceux de la libre circulation de l'information et de la mise en application des lois menant à la répression du crime.

Il s'agira de « décrire ce qui s'est passé, mais aussi de tenter d'expliquer pourquoi cela s'est passé. Nous chercherons les moyens d'améliorer ce qui peut l'être et de réparer ce qui doit l'être ».