La nouvelle risque d'avoir de graves conséquences pour l'Église catholique au Québec. À compter du 1er janvier, près de la moitié des diocèses de la province n'auront plus droit à la moindre couverture d'assurance pour indemniser d'éventuelles victimes d'agressions sexuelles commises par des membres du clergé avant 1995.

Avec la multiplication des recours collectifs intentés par des victimes d'agressions sexuelles au sein de l'Église catholique, cette nouvelle limite risque d'acculer certains diocèses à la faillite en cas de poursuites.

La mesure est d'autant plus contraignante que la plupart des victimes du clergé ont été agressées au cours de leur enfance il y a 30, 40, voire 50 ans et plus. Il leur faut généralement des décennies avant de rassembler leur courage et de dénoncer leur agresseur.

Mais en vertu de la limite qui sera imposée dès l'an prochain par l'Assurance Mutuelle des fabriques de Québec, ces victimes auront été agressées il y a trop longtemps pour avoir droit à la moindre indemnisation.

Les huit diocèses de l'est de la province couverts par la Mutuelle ont été avisés la semaine dernière de ce resserrement majeur dans leur protection « Responsabilité - abus sexuels ».

« Franchement, je suis personnellement indignée. Aussi bien dire qu'on n'a presque plus de couverture d'assurance », proteste Estelle Tremblay, avocate du diocèse de Chicoutimi, l'un des diocèses touchés par cette réduction.

Depuis 2013, cinq congrégations religieuses ont été la cible de recours collectifs intentés par des victimes de religieux pédophiles au Québec. En général, elles avaient les moyens de faire face aux coups durs. 

Condamnés en 2014, les Pères rédemptoristes, par exemple, avaient les reins assez solides pour verser la somme record de 20 millions aux anciens élèves du séminaire Saint-Alphonse.

C'est loin d'être le cas de tous les diocèses. Plus modestes que les congrégations, ces corporations indépendantes contractent depuis 20 ans des assurances responsabilité visant spécifiquement à répondre à d'éventuelles réclamations de victimes d'agressions sexuelles.

Dans ce contexte, les restrictions annoncées constituent « un réel problème », admet Germain Tremblay, de l'Assemblée des évêques catholiques du Québec. « Les changements apportés par la Mutuelle ont des conséquences importantes sur près de la moitié du territoire au Québec, de Gaspé à Trois-Rivières. »

La question sera bientôt soumise à l'Assemblée des évêques du Québec, qui n'entend pas en rester là, assure M. Tremblay. « Si nous avions une autre compagnie d'assurances, aurions-nous une meilleure protection ? Tout ça sera certainement discuté. »

D'autres restrictions

Dès l'an prochain, non seulement les agressions survenues avant le 1er janvier 1995 ne seront plus couvertes, mais les agressions survenues par la suite ne le seront pas davantage si elles ont été perpétrées par un agresseur qui a sévi avant cette date et a continué à sévir après.

Encore plus étonnant : les diocèses concernés ne bénéficieront d'aucune protection si une victime d'agression sexuelle survenue après le 1er janvier 1995 a été agressée antérieurement... par un autre membre du clergé.

Les diocèses ont jusqu'au 16 décembre pour signer un formulaire par lequel ils reconnaissent que la Mutuelle doit s'« ajuster au marché ainsi qu'aux exigences des réassureurs », c'est-à-dire la Lloyds, à défaut de quoi ils n'auront droit à aucune protection en cas d'agresions sexuelles.

La directrice de la Mutuelle, Danielle Dupont, a refusé d'accorder une entrevue à La Presse, confirmant néanmoins que les diocèses ne seraient plus assurés pour les agressions sexuelles survenues avant 1995. Lorsque nous lui avons demandé si cela signifiait, en pratique, que la grande majorité des agressions ne seraient plus couvertes, Mme Dupont a répondu : « Bien... on dirait. »

UN DIOCÈSE EN PÉRIL

C'est la deuxième fois que la Mutuelle réduit considérablement la couverture accordée aux diocèses en cas d'agressions sexuelles. Depuis 2013, la Mutuelle n'offre plus que 2 millions de dollars de couverture par agresseur - quel que soit le nombre de victimes et quel que soit le nombre de paroisses dans lesquelles cet agresseur a perpétré ses crimes.

Jusqu'à récemment, le diocèse de Chicoutimi croyait bénéficier d'une couverture de 20 millions de dollars pour indemniser les victimes de l'ancien prêtre Paul-André Harvey, qui purge six ans de prison pour avoir agressé 39 enfants de 1963 à 1987. Un recours collectif de 14 millions a été intenté par les victimes peu après la condamnation de l'ex-prêtre, en 2015.

Le diocèse de Chicoutimi avait alerté la Mutuelle dès le dépôt des accusations contre l'abbé Harvey, en 2012. À ce moment-là, le diocèse avait droit à une couverture de 2 millions par paroisse - et non par agresseur. Paul-André Harvey ayant sévi dans plusieurs paroisses, la somme était appréciable. « On avait une couverture totale de 20 millions, explique Émilien Dumais, vicaire général du diocèse de Chicoutimi. La Mutuelle a diminué notre couverture après coup, alors que les actes posés par Paul-André Harvey étaient connus. C'est inacceptable que la police change en cours de route. »

« On a payé des primes pendant 22 ans pour se faire dire que ce n'est plus 20 millions, c'est 2 millions », déplore Estelle Tremblay.

Lorsqu'une église a brûlé à Roberval, la Mutuelle a versé 3,2 millions sans rechigner, rappelle l'avocate. « Là, nous parlons d'êtres humains, et tout ce que nous avons, c'est des réductions de couverture d'assurance, année après année. »

Le diocèse de Chicoutimi poursuit la Mutuelle dans l'espoir de la contraindre à respecter la police en vigueur lors du dépôt des accusations contre l'abbé Harvey en 2012. À défaut de quoi, M. Dumais n'hésite pas à évoquer la possibilité de la faillite de son diocèse en cas de condamnation.

LES HUIT DIOCÈSES TOUCHÉS 

Huit diocèses sont touchés par la réduction de la couverture d'assurance responsabilité en cas d'agression sexuelle annoncée par la Mutuelle des fabriques de Québec. Il s'agit des diocèses de Québec, La Pocatière, Amos, Baie-Comeau, Rimouski, Trois-Rivières, Gaspé et Chicoutimi. À Montréal, l'archevêché n'était pas en mesure de préciser, hier, si sa couverture d'assurance diminuerait l'an prochain. De son côté, la Mutuelle des fabriques de Montréal n'a pas donné suite aux appels de La Presse.

Enjeux et réactions

Vers la faillite des diocèses?

La couverture d'assurance responsabilité des diocèses de l'est du Québec en cas d'agressions sexuelles a diminué comme peau de chagrin depuis quatre ans. «La conséquence, c'est notre incapacité à répondre aux réclamations des victimes, explique Émilien Dumais, vicaire général du diocèse de Chicoutimi. On s'imagine souvent que l'Église est riche. Nous avons des bâtiments qui ont une valeur appréciable, mais on ne réussit jamais à les vendre au prix de l'évaluation. On les donne. Ce n'est pas avec ces bâtiments qu'on va pouvoir payer des réclamations.»

Les églises, un cadeau de Grec

Les victimes de l'ancien prêtre Paul-André Harvey, qui ont intenté un recours collectif contre le diocèse de Chicoutimi, pourraient en principe saisir des églises afin d'être indemnisées en cas de victoire judiciaire. Dans les faits, plusieurs édifices religieux sont à vendre et inoccupés depuis des lustres à Chicoutimi, souligne l'avocate du diocèse, Estelle Tremblay. Les victimes ne seraient guère plus avancées si elles se retrouvaient avec des églises vétustes et invendables sur les bras. Selon l'avocate, la seule solution passe par une bonne couverture d'assurance.

Des Mutuelles créées par les évêques

Les restrictions annoncées par la Mutuelle des fabriques de Québec sont d'autant plus «étonnantes» que cette Mutuelle a été créée par les évêques eux-mêmes, justement pour offrir de bonnes couvertures aux diocèses, souligne Germain Tremblay, porte-parole de l'Association des évêques du Québec. Avec le temps, les Mutuelles des fabriques sont devenues en tous points semblables aux autres compagnies d'assurances. À une chose près : les économes des diocèses siègent toujours à leur conseil d'administration. « Mais il serait très étonnant qu'ils aient voté pour [la réduction de la couverture], croit M. Tremblay. Chose certaine, les diocèses n'ont pas coupé la branche sur laquelle ils étaient assis!»

Les victimes peu impressionnées

Représentante des victimes de l'ex-prêtre Paul-André Harvey, la Saguenéenne Suzanne Tremblay n'est pas du tout étonnée de la tournure des évènements. «On s'y attendait: ces gens-là jouent toujours au même jeu. C'est de l'intimidation pour essayer de nous décourager. Les diocèses et les congrégations tiennent toujours le même discours, ils tentent de gagner du temps. Ils se lamentent, ne veulent pas payer et en profitent pour nous démoraliser.» Cela dit, ni le diocèse ni la Mutuelle n'auront raison de la détermination des victimes, jure Mme Tremblay. «On profite du recours pour faire entendre la voix des victimes, mais, oui, on veut aussi être indemnisées. On continue.»