L'affaire Guy Turcotte a lancé le débat. Une vaste étude le confirme: les verdicts de non-responsabilité criminelle sont neuf fois plus fréquents au Québec qu'en Ontario. Et les accusés québécois qui en font l'objet sont deux fois plus susceptibles de récidiver que les Ontariens. L'immense majorité d'entre eux ont toutefois un profil et un parcours à l'opposé de ceux du cardiologue. Leurs crimes sont bien moins graves, et même moins graves qu'ailleurs au Canada.

Les accusés québécois sont neuf fois plus susceptibles que les ontariens d'être déclarés non criminellement responsables pour cause de troubles mentaux. Ils ont alors presque trois fois plus de chance de recouvrer immédiatement la liberté... Et risquent deux fois plus de récidiver dans les années suivantes.

Voici un aperçu des conclusions de la plus vaste étude jamais menée sur le sujet, qui paraît ce matin sur le site de la Revue canadienne de psychiatrie. L'étude retrace la trajectoire de quelque 1800 personnes déclarées non criminellement responsables (NCR) dans les trois provinces canadiennes les plus populeuses, de 2000-2001 à 2004-2005.

Ce verdict évite de punir les accusés qui étaient incapables de distinguer le bien du mal au moment de commettre un crime, peu importe sa gravité.

«Au Québec, il est utilisé pour une plus grande variété de délits et de pathologies. Et c'est ici que la gravité des infractions est la plus basse», précise l'auteure principale de l'étude, Anne Crocker, professeure au département de psychiatrie de l'Université McGill et chercheuse à l'Institut en santé mentale Douglas.

Philosophie québécoise

Pourquoi autant de cas au Québec? «On a peut-être moins de programmes de déjudiciarisation, qui évitent de criminaliser les symptômes de problèmes de santé mentale», avance la Dre Crocker.

«Pour les familles dépassées, judiciariser est souvent le seul levier pour avoir des services. Et pour les médecins, c'est parfois la seule façon de donner des soins psychiatriques à plus long terme à des patients qui vivent autrement les portes tournantes», souligne pour sa part la psychiatre France Proulx, de l'Institut Philippe-Pinel.

Les médecins québécois ont sans doute une philosophie différente ou interprètent différemment la loi, croit aussi la Dre Proulx. «Ils ont plus tendance à recommander la non-responsabilité criminelle que dans les autres provinces. Ils exigent un seuil de confusion mentale plus bas que certains collègues en Alberta, par exemple, pour qui, même si on est psychotique, on sait que ce n'est pas correct de blesser quelqu'un.»

«Le Québec a une culture très orientée vers l'intervention psychosociale, moins coercitive, renchérit la Dre Crocker. Et puisque son taux de criminalité violente est plus faible, peut-être qu'on y a plus tendance à attribuer les crimes graves à une pathologie et à vouloir la traiter.»

Trop de récidives

Cela dit, 67% des Québécois (contre 44% des Ontariens) déclarés non criminellement responsables n'avaient agressé personne (n'ayant commis ni voies de fait, ni meurtre ou tentative de meurtre, ni viol, ni séquestration). Ils avaient plutôt proféré des menaces, détruit des biens, etc.

Cela pourrait expliquer que les accusés québécois déclarés NCR soient détenus moins longtemps à l'hôpital psychiatrique, en moyenne. Et qu'après les avoir libérés, la Commission d'examen des troubles mentaux les garde aussi moins longtemps sous sa supervision.

«La clientèle québécoise étant très diversifiée, les accusés n'ont pas tous besoin d'être derrière les barreaux. Si la personne n'est pas à risque, on est moins privatif de liberté. C'est plus proche de l'esprit de la loi», souligne la Dre Crocker.

La récidive observée dans les trois ans chez les accusés déclarés NCR est encore moins violente que leur délit initial, ajoute-t-elle. Seulement 0,6% de tous les accusés ont commis un nouveau crime grave contre la personne.

L'échec à prévenir de nouveaux délits est quand même troublant, convient-elle, d'autant plus qu'il est deux fois plus marqué au Québec qu'ailleurs (22% au Québec contre 9% en Ontario).

Il est possible qu'une partie des récidives qui surviennent en Ontario soient «cachées» si on y ramène les accusés à l'hôpital plutôt qu'en cour.

Quoi qu'il en soit,«on est trop en mode réaction. On semble prêt à mettre beaucoup d'argent dans les volets judiciaires et peu dans la prévention, qui a pourtant plus de potentiel de sécurité publique», déplore la Dre Crocker.

«Une fois la libération accordée, on n'a pas tous les outils requis pour diminuer le risque - par exemple, de l'hébergement supervisé, alors que ça coûte moins cher qu'un lit à l'hôpital ou en prison.»

«Quand le Québec a désinstitutionnalisé, l'argent devait suivre les patients dans la communauté, mais ça ne s'est pas fait», renchérit la Dre Proulx.

Familles

Au Québec, 48% des victimes de délits graves menant à un verdict de NRC étaient des membres de la famille. «On a beaucoup, beaucoup de travail à faire pour outiller et aider les proches. Leur intégrité physique et mentale est importante», plaide la Dre Crocker.

Autre problème, les accusés québécois non criminellement responsables sont si nombreux qu'ils se voient éparpillés dans de nombreux hôpitaux, pas tous spécialisés - contrairement à ce qui se fait en Ontario et en Colombie-Britannique. «Une certaine absence d'expertise dans l'évaluation et la gestion du risque peut avoir un effet sur la récidive, estime la Dre Crocker. Il faut l'améliorer.»

À Montréal, les établissements viennent justement de lancer une réorgarnisation afin de mieux se répartir les patients selon leurs expertises propres.

En attendant d'apprendre à mieux prévenir - et parfois à déjudiciariser - les dérapages, ce flot de verdicts de non-responsabilité coûte cher. «Ça prend beaucoup de lits, ça engorge, constate la Dre Crocker. Et c'est une étiquette lourde à porter pour les accusés. Aux yeux des autres, ils ne sont pas seulement malades, pas seulement criminels, mais «fous criminels». Cela n'aide pas à se réintégrer.»

Le Québec dans une classe à part

Qui sont les Québécois déclarés non criminellement responsables?

En plus d'être particulièrement nombreux, les Québécois déclarés non criminellement responsables n'ont pas exactement le même profil que les autres Canadiens ayant bénéficié de ce verdict. Et ils ont encore moins le profil que le grand public imagine. Principales révélations tirées du Projet de trajectoire national.

Leur maladie

Le cardiologue Guy Turcotte a su convaincre le jury qu'il ne savait pas ce qu'il faisait lorsqu'il a assassiné ses deux enfants à coups de couteau parce qu'il souffrait alors d'un trouble d'adaptation avec anxiété et d'humeur dépressive. Même si son cas a suscité des réactions sans précédent, il n'est pas totalement unique. Au Québec, les troubles de l'humeur justifient deux fois plus souvent qu'en Ontario un verdict de non-responsabilité criminelle (28 % des cas, contre 14 %). Les troubles du spectre de la psychose y restent tout de même majoritairement en cause (dans 66 % des cas). Le reste des dossiers (6 %) font état de maux divers. Comme cette crise d'« épilepsie partielle complexe » expliquant qu'une conductrice de Saint-Hubert ait écrasé une femme et blessé un homme sans même s'arrêter, en 2009.

Leur délit 

Leurs crimes violents sont beaucoup plus médiatisés - comme en témoignent tous les exemples rapportés ici -, mais dans les faits, les accusés « non responsables » commettent neuf fois moins de meurtres, de tentatives de meurtre ou d'agressions sexuelles que de délits de moindre gravité. C'est encore plus vrai au Québec, où la part des délits « autres que contre la personne » est deux fois plus importante qu'ailleurs. Un Beauceron de 34 ans, Pierre-Luc Lévesque, a par exemple défoncé la façade d'une maison avec sa voiture en 2012.

Proches éprouvés 

Pierre Pépin jr, un jeune schizophrène, a poignardé son beau-père à mort alors qu'il visitait sa mère, à Otterburn Park, en 2011. L'année suivante, Samuel Ouellet-Gagnon, de Rivière-du-Loup, a défiguré sa mère à coups de marteau. Plus d'une fois sur deux, les Québécois déclarés « non responsables » après avoir commis un délit contre la personne s'en sont pris à un proche : membre de la famille (dans 35 % des cas) ou bien ami, connaissance, colocataire, etc. (20 %). La personne malade peut les mettre au coeur de son délire, vu leur proximité, ou encore accumuler de la colère contre eux lorsqu'ils appellent l'hôpital ou la police à la rescousse, explique la Dre France Proulx, psychiatre à l'Institut Philippe-Pinel. Les professionnels qui interviennent auprès de ces accusés font eux-mêmes plus souvent office de victimes que les étrangers (dans 26 % des cas plutôt que 20 %). Autre constat : 41 % des accusés vivaient avec leur famille ou un ami, et 8 % en logement supervisé. Ils étaient un peu moins nombreux à vivre seuls (37 %) ou dans la rue (11 %).

La drogue

À Longueuil, David Pelletier a tué un homme en le percutant à toute vitesse avec sa camionnette, en 2009. Comme 58 % de tous les accusés déclarés non responsables, le jeune de 19 ans avait un problème de toxicomanie. Et comme 24 % d'entre eux, il était intoxiqué au moment de commettre son délit. Dans son cas, le cannabis avait provoqué une psychose toxique qui lui a permis d'échapper à la prison. En 2011, la Cour suprême du Canada a toutefois décrété qu'obtenir un verdict de non-responsabilité n'est plus possible lorsqu'un trouble mental est provoqué par l'usage de drogue volontaire.

Lourd passé

Alexandre Forcier, de Drummondville, avait déjà reçu un diagnostic de schizophrénie quand il a abattu son père, en 2013, parce que des voix lui disaient que sa propre survie en dépendait. Et les délires du garçon de 19 ans l'avaient déjà conduit deux fois à l'unité psychiatrique. Un cas typique, puisque 73 % des Québécois « non responsables » avaient de même déjà été hospitalisés au moins une fois en psychiatrie avant de commettre leur délit. Près de la moitié d'entre eux (49 %) étaient même déjà connus du système de justice, ayant déjà des antécédents ou fait l'objet d'un verdict de non-responsabilité criminelle dans le passé.