Un homme soupçonné d'être un criminel de guerre a trouvé une façon toute simple d'entrer au Canada malgré ses antécédents: il a demandé d'être entendu en français au tribunal de l'immigration. Incapable de traduire dans la langue de Molière la volumineuse preuve amassée contre lui, l'Agence des services frontaliers a dû s'avouer vaincue. Elle lui a ouvert les portes du pays.

«Nous sommes sincèrement désolés des inconvénients causés par cette situation», a écrit Mike Millette, le responsable du dossier au sein des services frontaliers canadiens, dans une lettre à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (CISR), le 2 avril dernier.

En juin 2013, un ancien combattant de la guerre civile qui a ensanglanté l'ex-Yougoslavie (il est interdit de publier son nom, car il demande maintenant le statut de réfugié) arrive au Québec. Il ne parle ni français ni anglais.

En 2014, avant que sa demande d'asile politique ne soit étudiée, l'Agence des services frontaliers annonce qu'elle va demander qu'il soit expulsé rapidement du Canada, car elle a de bonnes raisons de croire qu'il est mêlé à des crimes de guerre ou à des crimes contre l'humanité. La série de conflits en ex-Yougoslavie a fait de 200 000 à 300 000 morts de 1991 à 1999 et divers responsables ont été accusés d'avoir commis des atrocités sur le terrain.

L'un des mandats de l'Agence est justement d'empêcher l'entrée au Canada de criminels de guerre.

Volumineux dossier en anglais

L'Agence prépare donc un dossier de plusieurs centaines de pages pour étayer ses dires. Elle doit le présenter lors d'une audience devant la CISR, qui tranchera la question. La preuve est rédigée en anglais par des fonctionnaires fédéraux, qui tiennent pour acquis que les procédures se dérouleront dans cette langue.

Mais le demandeur d'asile, qui souhaite s'établir près de Montréal de façon permanente, recrute un avocat francophone qui s'est fait connaître par son militantisme pour l'usage du français devant les tribunaux de l'immigration au Québec, Me Stéphane Handfield. Il demande donc que son audience à la CISR se déroule en français.

L'Agence reconnaît que c'est son droit. Elle avoue aussi, dans des documents versés au dossier, qu'elle avait «mal interprété quelle serait la langue des procédures» et qu'elle est maintenant aux prises avec un «épineux problème de traduction». Traduire le dossier au complet prendrait six mois et obligerait à puiser «d'importantes sommes d'argent» à même les fonds publics, précise l'organisme.

«Ils prétendaient que ça coûterait plus de 75 000$ pour traduire environ 500 pages... Ça fait 150$ la page!», s'exclame Me Handfield.

Impossible de procéder

La cause a été reportée à de nombreuses reprises dans l'espoir de trouver une solution. Finalement, le 2 avril, l'Agence reconnaît son échec dans une lettre envoyée à la CISR.

«Malheureusement, les documents ne pourront être prêts dans les délais prescrits par les règles», affirme-t-elle. L'Agence n'a pas le choix: elle n'est pas en mesure de procéder, et elle retire donc sa demande d'audience.

La CISR a répondu cette semaine qu'elle prend acte de cette décision et ferme le dossier. Finies, les considérations en matière de crimes de guerre. La demande d'asile de l'ancien combattant peut aller de l'avant.

Me Handfield croit que les services frontaliers ont été les artisans de leur propre malheur dans cette affaire. «Je croyais ce débat réglé. Il va falloir que l'Agence des services frontaliers accepte qu'au Québec, ça se passe en français!», dit-il.

En fin de soirée hier, Pierre Deveau, porte-parole de l'Agence des services frontaliers, a assuré que l'organisme est toujours «déterminé» à renvoyer tout individu qui serait jugé coupable de crime de guerre et qu'il prend ses responsabilités en matière de langues officielles «avec beaucoup de sérieux».