La Cour suprême entendra aujourd'hui une cause qui risque de chambouler le monde de la prostitution au Canada. La cause est portée par Terri-Jean Bedford, une prostituée ontarienne qui revendique le droit de sortir de l'ombre pour travailler en toute sécurité. D'ici quelques mois, elle connaîtra le dénouement de ses années de lutte pour décriminaliser la prostitution au pays. Mais cette dominatrice à cravache, contestataire et frondeuse, représente-t-elle vraiment la majorité des travailleuses du sexe au Canada? Entre les féministes, le débat fait rage.

Bedford c. la Reine

Au Canada, la prostitution est légale, mais pas les activités qui l'entourent. En 2009, Terri-Jean Bedford a contesté trois articles du Code criminel interdisant la sollicitation, les maisons de débauche et le fait de vivre des fruits de la prostitution.

La Cour supérieure de l'Ontario lui a donné raison, jugeant que ces articles violaient la Charte canadienne des droits et libertés. La Cour d'appel a entériné en partie ce jugement. La Cour suprême examinera si les articles sont bel et bien inconstitutionnels. Elle rendra sa décision dans quelques mois.

Les libérales

«On a parfois l'impression que toutes les féministes s'opposent à la prostitution. C'est faux», dit Viviane Namaste, professeure à l'Institut Simone De Beauvoir de l'Université Concordia, qui a obtenu un statut d'intervenant à la Cour suprême.

Les «féministes libérales», explique-t-elle, défendent l'autonomie des femmes et reconnaissent leur droit à travailler dans le commerce du sexe de façon sécuritaire.

L'Institut juge que les prostituées ne devraient pas être systématiquement étiquetées en tant que victimes. «Pour nous, il est fondamental de considérer la prostitution sous un angle juridique et non moral.»

Les abolitionnistes

Pour d'autres féministes, la prostitution constitue en soi une forme d'exploitation sexuelle qui doit être éradiquée. Elles estiment que le Canada ferait fausse route en décriminalisant la prostitution. Les femmes n'en seraient pas mieux protégées.

«C'est de la poudre aux yeux», tranche Diane Matte, du Comité d'action contre la traite humaine interne et internationale (CATHII).

Au contraire, décriminaliser risque de faire fleurir encore davantage l'industrie du sexe au Canada. «Plus de femmes se retrouveraient piégées dans cette industrie. Cela donnerait aux hommes la permission d'acheter des femmes.»

Un portrait sombre, mais flou

Dans un avis publié l'an dernier, le Conseil du statut de la femme brossait un sombre portrait de la prostitution au Québec: adolescentes recrutées par des gangs de rue, violées, battues, exploitées. Selon le CSF, 80% des prostituées auraient été recrutées quand elles étaient mineures. Une majorité souffrirait de stress post-traumatique.

Des statistiques dont il faut toutefois se méfier, prévient Viviane Namaste. «Il est très difficile d'étudier les milieux clandestins. Il n'y a pas une vérité, mais plusieurs vérités dans l'industrie du sexe.»

Combien de Terri-Jean Bedford au Québec? Mystère.

Le modèle suédois

Le CSF prône le modèle suédois: décriminaliser les prostituées, mais criminaliser les proxénètes et les clients. L'objectif avoué est d'éradiquer la prostitution. Et ça semble fonctionner: la Suède aurait réduit la prostitution de 50 à 75%.

Pourtant, c'est loin d'être un modèle idéal aux yeux d'Émilie Laliberté, directrice générale de Stella, groupe de défense des travailleuses du sexe.

«C'est un projet prohibitionniste. Les clients ont peur et se retrouvent dans un marché parallèle, où les travailleuses vivent beaucoup de violence. En criminalisant les clients, on s'engage en terrain extrêmement glissant.»