Coup de génie ou opportunisme? Après avoir vendu ses oeuvres pendant dix ans sous un pseudonyme chinois, un artiste lève aujourd'hui le masque: c'était en réalité... un Français.

Alors que s'ouvre à Pékin sa dernière exposition, sous nom d'emprunt, il assure que sa démarche était de «jouer avec le marché et les stéréotypes».

«Né dans le Sud de la Chine», selon sa notice biographique, «Tao Hongjing», artiste «chinois» multi-exposé à Tokyo, Paris ou New York, a pourtant les yeux bleus, la peau blanche et les cheveux blonds plutôt associés aux «lao wai», surnom des Occidentaux en Chine.

«Mon vrai nom est Alexandre Ouairy», dit en souriant le Français de 36 ans, Nantais de naissance, formé aux Beaux-arts à Grenoble et débarqué en 2000 à Shanghai pour «l'aventure», dans une ville alors quasi-dépourvue de galeries d'art.

Dans l'une d'elles, il commence à exposer, sous son vrai nom, mais «l'intérêt du public était limité, voire nul», se remémore M. Ouairy, qui ne voit qu'une seule explication: «C'était dû au fait que j'étais étranger».

Dans le Shanghai des années 2000, les artistes chinois, valeurs montantes, monopolisent les regards. «Les collectionneurs étaient surtout étrangers, et ils voulaient acheter chinois, car pour eux c'était un bon investissement.»

Alexandre Ouairy, «frustré», se désole de ne pouvoir «créer un dialogue» avec spectateurs et artistes chinois via ses créations, ignorées.

«C'était une blague»

En 2005, le marché de l'art contemporain chinois décolle et le Nantais a un déclic: «Je voyais à Shanghai toutes ces contrefaçons Louis Vuitton ou Prada. Et je me suis dit: "s'ils fabriquent des faux sacs, pourquoi ne fabriquerais-je pas un faux artiste chinois?"».

Alexandre et le galériste chinois qui l'expose cisèlent alors à quatre mains la biographie imaginaire de l'artiste fictif - mélange de leurs deux vies - et lui attribuent un nom: Tao Hongjing. «C'est inspiré d'un philosophe chinois des 4e et 5e siècle, qui était assez blagueur. C'est comme cette idée de pseudo: pour moi, c'était une blague».

Et cela fonctionne: «Du jour au lendemain, le succès a été au rendez-vous», explique l'artiste, dont les créations suscitent alors la frénésie du marché et l'intérêt subit des amateurs. «On vendait une ou deux oeuvres par mois, contre une ou deux par exposition avant».

«Pendant cinq ou six ans, personne ne savait que Tao Hongjing, c'était moi», s'amuse M. Ouairy, qui se rend incognito à ses propres vernissages et s'y présente comme le simple «assistant de Tao Hongjing».

«On était un peu embêté lors des demandes d'interviews de la presse, donc on faisait ça par téléphone. Et mon galeriste chinois répondait à ma place», sourit le Nantais.

En dix ans, le prix de ses oeuvres explose: ses sculptures en céramique se monnayent désormais 29 000 euros (environ 41 500 $ CAN), bien plus que les 220 euros (315 $ CAN) des sérigraphies de ses débuts.

«J'ai joué avec ça»

«Se présenter comme Chinois, cela a compté. Il y a toute une économie, un intérêt financier, qui n'est pas le même. J'ai joué avec ça», admet-il.

«La nationalité est évidemment très importante», affirme à l'AFP Yang Yang, fondatrice à Pékin de Gallery Yang, qui expose artistes chinois et étrangers. «L'art contemporain est lié à un territoire, la prétendue internationalisation de l'art, ça n'existe pas vraiment.»

Les Chinois restent une valeur sûre du marché de l'art contemporain: 17 figurent dans le top 50 mondial - par chiffre d'affaires aux enchères - sur la période juillet 2014-juin 2015, selon un rapport du cabinet Artprice.

Les artistes chinois constituent «la seconde nationalité la plus performante»: 21% des recettes mondiales, contre 39% pour les Américains.

L'histoire d'Alexandre rappelle celle du poète blanc américain Michael Derrick Hudson. L'un de ses textes, d'abord refusé de publication à 40 reprises, avait finalement été retenu dans un recueil prestigieux après avoir été signé d'un pseudonyme chinois. Du «mercantilisme orientaliste», avait dénoncé le magazine New Yorker.

Une démarche dont se défend Alexandre, qui assure être arrivé au bout de son «projet».

«Nul besoin désormais du prétexte Tao Hongjing pour établir un dialogue. L'art conceptuel, mon domaine, suscite beaucoup plus d'intérêt qu'il y a 10 ans, les différences culturelles s'étant estompées entre Chinois et étrangers», assure l'artiste. «J'ai désormais acquis une notoriété suffisante».

L'ancien correspondant du New Yorker à Pékin, Evan Osnos, s'était laissé prendre à son subterfuge, vantant en 2009 les mérites d'une oeuvre en néons reprenant une exhortation de Deng Xiaoping à s'enrichir. Prévenu par l'AFP, M. Osnos reconnaît: «C'est ce qu'on peut appeler une performance artistique, si ce n'est pas de l'art chinois».