La déclaration incriminante d’un accusé transgenre a été écartée par la Cour du Québec parce que la policière qui l’a interrogé utilisait les mauvais pronoms pour le désigner et lui posait des questions personnelles.

Le comportement de la policière du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a oppressé l’accusé et devrait choquer le public, a conclu le juge Salvatore Mascia. La défense s’est dite « très agréablement surprise » de la décision, une première au Québec.

« La conduite policière – le mégenrage et les questions déplacées – a eu comme conséquence de miner la capacité de l’accusé d’affirmer son droit au silence », a écrit le magistrat dans une décision dont la version écrite vient d’être rendue publique, mais rendue oralement en décembre dernier.

Seule solution : faire abstraction de sa déclaration à la police. La Couronne a ensuite rapidement laissé tomber les accusations et l’acquittement a été prononcé.

L’appartement montréalais loué par Dimitri Lévesque – dont le prénom légal est Audrey – a été le théâtre d’un incendie le 11 décembre 2018. Le SPVM soupçonnait M. Lévesque d’avoir volontairement laissé une boîte de carton sur sa cuisinière allumée et d’avoir quitté les lieux.

Il a été rencontré le lendemain des évènements dans un poste de police et questionné pendant environ deux heures et demie.

50 « mégenrages »

Pendant cette période, la sergente-détective Viau, responsable de l’enquête, l’a désigné à 50 reprises avec des pronoms ou des mots féminins, alors que M. Lévesque s’identifie comme un homme.

Toutefois, il faut noter que le prénom légal de l’accusé au moment de l’entrevue était « Audrey ». Il n’y avait aucun document (et même aucune information) indiquant que l’accusé s’identifiait avec un autre prénom. « À cela s’ajoute le fait que l’apparence physique de l’accusé – malgré le fait qu’il subissait un traitement hormonal (testostérone) – était toujours celle d’une femme », nuance le juge Mascia, ajoutant que M. Lévesque ne l’avait jamais corrigée.

Mais il y a plus : la policière s’est montrée trop curieuse, a tranché le juge. « Avec votre transformation, est-ce que vous êtes plus aux hommes ou aux femmes ? » « Les gars avec qui vous êtes, est-ce qu’ils acceptent cette transformation ? » « Avez-vous encore vos règles ? » La sergente-détective Viau a multiplié les questions indiscrètes à M. Lévesque.

« Les questions personnelles posées par l’enquêtrice à l’accusé étaient totalement déplacées, a évalué la Cour du Québec. L’accusé ne s’est pas présenté au poste de police pour une visite sociale et encore moins pour discuter de ses mœurs ou préférences sexuelles. »

« Même si l’enquêtrice n’avait pas l’intention d’offenser ou d’humilier l’accusé, sa conduite est néanmoins inacceptable », a continué le juge. « La décence commune aurait empêché tout individu de s’immiscer dans les détails intimes de la vie de l’accusé. »

Dimitri Lévesque a toujours nié avoir démarré l’incendie au cours de l’interrogatoire, mais s’est mis « les pieds dans les plats » : il a admis que sa porte était verrouillée au moment crucial et qu’il était le seul à avoir la clé.

La police a « dépassé les bornes »

Sur le plan légal, les policiers jouissent d’une grande latitude dans la façon dont ils mènent leurs interrogatoires. La sergente-détective Viau a toutefois « dépassé les bornes », selon le juge.

D’une part, ses propos ont pu créer un climat d’« oppression » qui a forcé M. Lévesque à parler, violant son droit de garder le silence, a déterminé la justice en reprenant un critère habituellement réservé aux interrogatoires physiquement brutaux ou qui incluent une privation de sommeil, par exemple.

D’autre part, le comportement de la police « choquerait la communauté », un autre critère utilisé par la justice pour déterminer si les techniques policières sont acceptables.

« Dans une société démocratique, la police doit se comporter conformément aux exigences de la dignité humaine et de la liberté individuelle, a tranché la Cour du Québec. Puisque la police a manqué à son devoir, la Cour a l’obligation morale de dénoncer et de se distancier de ce comportement et conclut à l’irrecevabilité de la déclaration comme preuve. »

L’avocate de Dimitri Lévesque s’est dite « très satisfaite » par la décision du juge Mascia. « Moi, je croyais profondément que ce n’était pas acceptable. Quand j’ai écouté la déclaration dans mon bureau pour la première fois, j’avais un malaise », a expliqué MAurore Brun, qui travaille pour l’aide juridique.

Comme il s’agissait d’un cas de figure nouveau, qui n’avait jamais fait l’objet d’une décision judiciaire, « il fallait user de créativité et il fallait un peu y croire », a-t-elle dit, avouant du même souffle qu’elle était loin d’être convaincue de l’emporter.

« Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) prend actuellement connaissance de la décision du juge dans le dossier mentionné », a indiqué la chargée de communications Caroline Labelle par courriel. « Le SPVM est sensible à ce qui a été rapporté relativement à l’interrogatoire auquel il est fait référence et tient à faire la lumière à ce sujet. »