Mieux vaut ne pas se trouver dans les rues de Montréal les nuits de chargement de neige. Feux rouges grillés, manœuvres dangereuses, chauffeurs surmenés : c’est une course folle – et dangereuse – pour vider les rues le plus rapidement possible, a pu constater La Presse en accompagnant ceux qui sont chargés de sévir contre les délinquants.

L’agent Dragan Perosevic descend d’une niveleuse après une intervention de routine, coin Decelles et Côte-des-Neiges. Aussitôt libéré, le véhicule brûle un feu rouge sous le nez du contrôleur routier, la police des poids lourds. « Ben non, voyons donc ! Non, non, non ! »

Ainsi vont les nuits qui suivent les tempêtes à Montréal : dans l’esprit de nombreux déneigeurs, le Code de la sécurité routière semble suspendu le temps du chargement. « On dirait que certains pensent qu’à cause de leur travail, les règles ne s’appliquent pas à eux », illustre l’agent Anthony Bérubé, qui patrouille avec son collègue Perosevic. « Mais ce n’est pas vrai. »

Dans la nuit de jeudi à vendredi, les deux contrôleurs se concentraient sur la surveillance de l’opération de chargement déclenchée la veille. Objectif : mettre un peu d’ordre dans ce far west.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

L’agent Dragan Perosevic intervient auprès d’un conducteur.

Parce que ces machines, avec leurs énormes angles morts, peuvent tuer. En moyenne, près de trois personnes meurent dans un accident lié au déneigement chaque année au Québec, selon une recension de La Presse de 2020. Encore le mois dernier, Zohaib Aamir Shafiqui a été tué à seulement 16 ans par un camion de déneigement dans un stationnement de Laval.

Leur présence dans les rues de Montréal est surveillée de près par les travailleurs, qui s’avertissent sur les ondes radio des déplacements des agents. « Fais attention, les bonshommes verts vont te coller ! », crachait la radio de la niveleuse alors que Dragan Perosevic discutait avec son conducteur – l’uniforme des contrôleurs routiers est vert.

Quelques heures plus tôt, en début de soirée, le duo était intervenu auprès du conducteur d’un immense camion de neige immobilisé dans une voie réservée, bloquant un arrêt d’autobus et s’apprêtant à faire un virage à gauche interdit coin Saint-Michel et Jean-Talon. « Je vais rejoindre ma souffleuse », plaidait le délinquant, avant d’accepter de se plier aux règles.

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Intervention des agents Anthony Bérubé (au centre) et Dragan Perosevic (à droite)

Il ne pouvait ignorer que les contrôleurs routiers veillaient au grain : son camion venait tout juste de recevoir une amende de 549 $ parce qu’il n’est pas équipé d’une alerte de benne levée, rendue obligatoire dans la foulée des collisions entre bennes et viaduc.

Dans la nuit de jeudi à vendredi, trois duos de contrôleurs routiers patrouillaient les rues dans la partie de Montréal située à l’est de l’autoroute 15, mais ils n’étaient pas tous affectés spécifiquement au déneigement comme les agents Perosevic et Bérubé.

« Pas tous mes trucks ! »

Au cœur de ce grand sprint : le mode de rémunération des camionneurs, payés au voyage de neige. Chaque minute compte pour arriver le premier près de la souffleuse, se remplir et décharger le plus rapidement possible. Ce manège se répète à de multiples reprises pendant les quarts de travail de 13 heures à 14 heures que font souvent ces travailleurs.

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Les camionneurs sont payés au voyage de neige.

« Soyez prudent. Prenez votre temps », suggère Anthony Bérubé à un routier qui vient d’être mis à l’amende pour avoir brûlé un feu rouge, coin Saint-Joseph et Christophe-Colomb. En anglais, le chauffeur défend son point de vue. « Monsieur, c’est un défi de conduire ce camion, c’est une grosse machine », a-t-il expliqué.

Les camionneurs ne sont pas les seuls à être payés selon leur vitesse d’exécution. Les dépanneuses qui libèrent les rues sont dans le même bateau.

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Chargement de la neige dans une rue de Montréal dans la nuit de jeudi à vendredi dernier

Coin Papineau et Saint-Grégoire, les agents Perosevic et Bérubé en voient une tourner à gauche sur un feu rouge alors qu’elle tire une voiture qui cache ses phares arrière. Le remorqueur devrait installer des feux temporaires à l’arrière du véhicule qu’il tire, mais peu semblent le faire.

« On a une exemption », tente le travailleur, cigarette au bec. Faux, répondent les agents. Après une courte inspection, les agents découvrent que le Hyundai Kona a été fixé à la va-vite, sans respecter les règles. La totale.

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Les contrôleurs interviennent auprès d’un remorqueur.

Même les cols bleus – pourtant rémunérés à l’heure – sont stressés.

« C’est le fun en estie de retarder le chargement comme ça ! », crie un chef d’équipe de la Ville de Montréal aux contrôleurs qui inspectent un camion. Sa contremaître déboule dans tous ses états quelques minutes plus tard, avec ses deux mains jointes comme pour une prière. « Pas tous mes trucks ! Pas tous mes trucks ! », supplie Gabrielle, qui pense que les contrôleurs immobilisent l’ensemble de la rangée de camions qui s’apprêtent à être remplis. Les contrôleurs remettent les pendules à l’heure, la patronne retrouve le sourire. « Mon chargement n’avance pas à soir. Il n’avance pas ! Il ne manquait rien qu’une affaire, c’était vous autres ! » Elle explique qu’elle doit faire remorquer plus d’autos qu’à l’habitude, ce qui entraîne des délais.

« Pouvez-vous vous dépêcher ? »

Au dépôt à neige Saint-Michel, dans l’ancienne carrière Miron, un chaos organisé de poids lourds, de souffleuses industrielles et de camionnettes s’active toute la nuit. Un employé de la Ville de Montréal aborde les contrôleurs qui font leur tournée : « Je suis content de vous voir », dit-il, rapportant que certains camions œuvrant sur des contrats privés sont remplis de façon exagérée et dangereuse. « Je ne trouve pas ça normal. » Dragan Perosevic lui donne une carte avec un numéro de téléphone pour faire un signalement anonyme. « C’est important, cette collaboration », explique son collègue Bérubé.

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Dragan Perosevic et Anthony Bérubé dans leur véhicule

À l’entrée du site, en voyant la voiture de patrouille des contrôleurs, un camionneur saute sur les freins dans une intersection où il aurait dû s’arrêter. Cette fois, il s’en sortira sans amende. « Il s’est arrêté », tempère l’agent Perosevic. Quand ils voient plus tard un jeune signaleur rejoindre un collègue à bord de la cabine d’un tracteur prévu pour un seul passager en plein boulevard Décarie, ils allument les gyrophares et interceptent le véhicule. Le jeune homme de 19 ans était assis sur une caisse de lait, sans aucune protection en cas d’accident.

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Intervention des agents auprès d’un conducteur de tracteur

Le travailleur rechigne à s’identifier, faisant mine d’hésiter sur son année de naissance. Il ne fera pas preuve du même degré de patience qu’il a exigé des contrôleurs : « Pouvez-vous vous dépêcher, s’il vous plaît, Monsieur ? On a encore beaucoup de rues à faire. »

Lui s’en sortira sans amende, mais le conducteur qui l’a fait monter hérite d’une contravention, qu’il promet de refiler à son patron. Pendant que les contrôleurs émettaient leur constat, il a eu le temps de passer le mot à l’ensemble de ses collègues. Faire monter les signaleurs dans les cabines, « c’est fini », jure-t-il. Jusqu’au prochain sprint ?

Qui surveille le déneigement ?

Les contrôleurs routiers sont des agents de la paix qui relèvent de Contrôle routier Québec, l’agence de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) chargée d’appliquer les lois sur le transport de biens et de personnes dans la province.