La fermeture de trois voies sur six du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine jusqu’en 2025 est symptomatique du « retard » qu’a pris le Québec dans l’inspection de ses infrastructures routières, estiment des experts, consultants et élus qui appellent le gouvernement à « fournir toute l’information » au public sur ce vaste chantier.

« On a peut-être attendu trop longtemps pour l’entretien du tunnel, un peu comme on l’a fait avec le pont Mercier ou encore celui de l’Île-aux-Tourtes. S’il y avait eu l’entretien périodique nécessaire, il aurait été possible pour les ingénieurs de déceler certains problèmes », affirme l’expert en planification des transports Pierre Barrieau, qui enseigne à l’Université de Montréal.

À ses yeux, les ingénieurs du ministère des Transports du Québec (MTQ) sont « en trop petit nombre » pour « à la fois gérer les chantiers et s’occuper des enquêtes d’entretien ». « Ça nous prendrait au minimum de 50 à 75 ingénieurs et inspecteurs supplémentaires pour faire des inspections plus fréquentes, dit-il. On a beaucoup de retard sur d’autres provinces ou certains États américains. »

« Dans l’industrie, on se demande depuis longtemps ce qu’ils attendaient pour agir. Ça fait longtemps qu’on entend des rumeurs de fissures, d’eau qui s’infiltre, de structure déficiente, mais ça a toujours été géré, jamais vraiment communiqué », dit Yves D. Gagnon, consultant en déplacement stratégique des marchandises et président de l’entreprise Propulsion Plus.

Maintenant, tout d’un coup, ils nous annoncent trois ans de travaux. Quand tu découvres que ça va prendre trois ans, c’est parce que ça fait longtemps que ça traîne.

Yves D. Gagnon, consultant en déplacement stratégique des marchandises et président de l’entreprise Propulsion Plus

Aux yeux du consultant, qui gravite dans l’industrie du transport depuis plus de 40 ans, le pont-tunnel « est une infrastructure qui cache beaucoup de choses ». « Très peu de gens connaissent la réelle situation de l’infrastructure du tunnel à Montréal », soupire-t-il.

Le nez « collé sur la feuille »

À l’Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ), le secrétaire-trésorier Andy Guyaz estime qu’il y a probablement eu un « manque d’inspection dans le suivi du comportement de l’ouvrage ». « Est-ce que ça s’explique par une quantité de ressources non adéquate ? On se pose des questions. Le Ministère a le nez collé sur la feuille, c’est toujours le même problème », fustige-t-il.

« On se demande pourquoi le gouvernement ne met pas sur pied des équipes dédiées et publiques d’ingénieurs pour ce genre d’infrastructures majeures. C’est correct d’avoir recours au privé, mais pour le tunnel, le pont Pierre-Laporte, l’échangeur Turcot, ça prend une inspection régulière. On pourrait les cibler, et être beaucoup plus assidu », explique M. Guyaz.

Le MTQ, lui, affirme que rien n’aurait pu prévenir la nécessité d’effectuer ces travaux majeurs. « C’est une structure qui date des années 1960. La dégradation se fait selon des cycles de vie, et à un moment, dans un cycle de vie, on est obligé de faire une intervention majeure. On n’a pas le choix », explique le directeur des grands projets routiers de Montréal, Martin Giroux.

Même si on faisait l’entretien différemment, on en viendrait à ça. La structure est soumise à des conditions très intenses.

Martin Giroux, directeur des grands projets routiers de Montréal

Selon le cadre du MTQ, le programme d’inspection des structures du gouvernement est « très solide ». Avec le nombre élevé de structures au Québec, « on n’est jamais à l’abri de découvrir des choses comme c’est le cas présentement, et il y a des choses qui sont dans le béton qu’on ne voit pas, qui sont difficilement accessibles, mais il y a des inspections régulières », assure-t-il.

M. Giroux reconnaît tout de même qu’il est possible de « pousser un peu plus loin », les technologies évoluant rapidement. « Il y a des appareils qui permettent de mesurer la dégradation avec différentes techniques, et de mieux voir les différents niveaux d’endommagement. Cela dit, le Ministère est quand même assez à l’avant-garde de ça. On suit la parade », dit-il.

Une voûte très endommagée

Selon nos informations, un « relevé de dommages » concernant le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine avait été transmis au MTQ dès 2019. Un avis plus récent, transmis cette année, aurait toutefois convaincu les autorités d’exiger des travaux urgents, en raison de surfaces « très endommagées ». Les autorités auraient par ailleurs été au fait de problèmes touchant les murs du tunnel depuis février.

Ce n’est toutefois que plus récemment qu’on aurait appris que la voûte montre 60 % plus de dommages qu’anticipé.

C’est le genre de dégradation qu’on ne peut mesurer qu’une fois les travaux commencés et qu’on ne peut pas anticiper.

François Bonnardel, ministre des Transports

L’ex-ministre des Transports et député libéral André Fortin réclame que le gouvernement Legault rende publics « tous les rapports d’inspection et sur la vie utile du tunnel, afin que tout le monde puisse avoir l’information en vue d’une décision éclairée sur l’usage de notre argent public ».

« On demande la transparence la plus complète », dit l’élu, qui se défend de ne pas avoir assez agi durant son mandat de ministre. « On connaissait l’enjeu, on savait qu’il y avait des travaux à faire, mais certainement pas de l’étendue affirmée aujourd’hui. »

Selon M. Fortin, Québec devra aussi « aller plus loin dans les mesures d’atténuation ».

Le chantier va avoir un impact monstre sur la congestion. Et il y a une opportunité pour changer les habitudes de transport des gens. Quelques lignes de bus gratuites, ce n’est pas assez.

André Fortin, ex-ministre des Transports et député libéral

Jean-Philippe Meloche, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal, est du même avis. « Ce genre d’expérience, ça force les gens à repenser leur mobilité. Or, le tunnel n’est pas dans un axe de transport collectif bien desservi. Il y a le métro qui se rend à Longueuil, mais il n’y a pas beaucoup d’autres d’options. La capacité d’absorption — avec le transport collectif et le télétravail —, elle est là, mais elle est limitée », dit-il.

En savoir plus
  • 900 millions
    C’est la somme supplémentaire que devra débourser Québec pour les travaux majeurs dans le tunnel jusqu’en 2025. Le gouvernement n’a d’ailleurs pas lancé un nouvel appel d’offres, jugeant que changer d’entrepreneur aurait impliqué des coûts trop importants et, surtout, des délais supplémentaires pour le chantier.
    Source : ministère des Transports du Québec
    De 3 à 4
    Cela devrait prendre quatre fois plus de temps à un automobiliste pour sortir de l’île de Montréal par le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine pendant les travaux. Dans l’autre direction, la durée du trajet devrait être multipliée par trois.
    Source : ministère des Transports du Québec