L’entrepreneur qui détient le quasi-monopole du recyclage à Montréal a utilisé la tromperie pour vendre à l’étranger les matières récupérées dans la métropole, sans remettre sa juste part des revenus à la Ville, ce qui frustre potentiellement le trésor public de millions de dollars, selon une enquête du Bureau de l’inspecteur général (BIG).

Le rapport de l’inspectrice générale Brigitte Bishop déposé lundi au conseil municipal dénonce les « manœuvres dolosives » de l’entreprise Ricova et de ses sociétés liées, c’est-à-dire des façons de faire caractérisées par « des artifices, des ruses habiles ou grossières en vue de la tromperie ». Le système mis en place par l’entreprise à l’insu de l’administration de Valérie Plante « prive la Ville de Montréal de sommes considérables », selon le BIG.

Les faits mis à jour pendant l’enquête justifieraient de résilier immédiatement les contrats de Ricova, souligne le rapport, mais cela risquerait de provoquer des ruptures de service pour les citoyens. Le BIG recommande donc de mettre fin aux contrats « dès que possible ». L’organisme recommande aussi que Ricova et son dirigeant Dominic Colubriale soient bannis des contrats publics montréalais pour cinq ans, car à la lumière de leur façon de faire des affaires, « il est à craindre que le risque de récidive soit élevé́ ».

L’inspectrice générale annonce par ailleurs qu’elle va transmettre le dossier à l’Unité permanente anticorruption (UPAC) pour que celle-ci détermine si une enquête criminelle est de mise.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

L’inspectrice générale Brigitte Bishop a transmis le dossier à la police.

Vendeurs en Colombie

En 2020, Ricova a repris les contrats de l’entreprise RSC, alors en faillite. Depuis, elle exploite les deux centres de tri de Montréal (Lachine et Saint-Michel), en plus d’assurer la collecte dans plusieurs arrondissements. La Ville paye Ricova pour assurer le tri des matières recyclables. Ensuite, le contrat prévoit que l’entreprise de Brossard partage avec l’administration municipale les revenus ou les pertes découlant de la vente de ces matières.

Or, le BIG dit avoir constaté que Services Ricova, qui opère les centres de tri, vend toutes les matières à un seul client, une société du même groupe baptisée Ricova International. Dominic Colubriale, qui a avoué aux enquêteurs contrôler les deux entreprises, se vendrait ainsi les matières à lui-même, à bon prix. C’est ce prix qui serait utilisé pour partager les revenus avec la Ville.

Les vendeurs de Ricova International, qui sont en grande partie installés en Colombie, trouvent ensuite des débouchés pour vendre les matières beaucoup plus cher, en Inde, au Canada ou ailleurs dans le monde, selon le rapport.

M. Colubriale aurait avoué aux enquêteurs du BIG qu’une tonne de matières recyclables vendue 100 $ à son entreprise Ricova International pouvait ensuite être revendue 200 $ sur le marché. Or, c’est le prix de 100 $ la tonne qui est déclaré à la Ville, selon le BIG. L’administration municipale n’aurait pas eu accès aux vrais chiffres de vente sur le marché commercial.

« L’enquête révèle que ce prix déclaré par Services Ricova inc. est systématiquement inférieur à celui que Ricova International inc. obtient en réalité des acheteurs des matières », précise le rapport. Après avoir déduit ses dépenses de fonctionnement, Ricova International se met de côté un profit de 20 $ la tonne, selon le BIG.

Des millions en jeu

Pour le seul contrat du centre de tri de Saint-Michel, entre août 2020 et juillet 2021, ce retranchement de 20 $ la tonne équivaut à plus d’un million de dollars qui ne sont pas déclarés à la Ville.

Au centre de tri de Lachine, un litige avec la Ville sur la performance du tri fait que les revenus des ventes de matières n’ont pas encore commencé à être partagés, mais l’arrangement serait le même, selon l’enquête.

Le BIG dit avoir découvert que même les matières recyclables qui doivent être vendues exclusivement à un acheteur spécifique au Québec, par exemple les dosettes de café rachetées par Nespresso et les canettes consignées reprises par l’entreprise Tomra, sont d’abord vendues à Ricova International, qui les revend ensuite avec un profit. La Ville, elle, reçoit seulement sa part de la première transaction.

Selon le rapport, la seule exception à ce manège est le verre, pour lequel il n’y a pas de débouché commercial pour l’instant, et qui finit donc au site d’enfouissement, même si les Montréalais prennent la peine de le mettre au recyclage.

Qualifiant de « révoltantes » les conclusions du BIG sur Ricova, la responsable de l’environnement au comité exécutif de la Ville de Montréal, Marie-Andrée Mauger, a affirmé qu’un « plan efficace sera mis en place rapidement pour appliquer les recommandations du BIG tout en s’assurant que les services de collecte, de tri et de traitement soient maintenus ».

Elle a rappelé que la Ville avait mandaté une firme externe qui a entamé en avril dernier un audit sur la structure de gouvernance de Ricova et les actions qu’elle met en place pour assurer la valorisation des matières localement.

Ricova s’est défendue lundi par voie de communiqué. « Je ne suis pas d’accord avec ce que l’inspectrice a conclu », a déclaré Dominic Colubriale. « La réalité est que Ricova International achète les matières recyclables des centres de tri de Montréal à des prix généralement supérieurs à la moyenne mensuelle calculée par Recyc-Québec. Il n’y a là aucune manœuvre dolosive », a-t-il assuré.

L’entreprise dit avoir généré des profits pour la Ville de Montréal de près de 5 millions de dollars depuis le début des opérations en 2020.

Inde et Panama

Récemment, un reportage de Radio-Canada a révélé que des ballots de papier de Ricova se retrouvaient dans des régions industrielles de l’Inde où des papetières sont en exploitation. Comme les ballots contenaient jusqu’à 25 % de contaminants, essentiellement du plastique, des montagnes de résidus canadiens jonchaient les environs des usines. Des résidents interviewés par la télévision publique affirmaient que ce plastique serait utilisé illégalement comme combustible extrêmement polluant dans certaines industries du coin.

La Presse rapportait aussi le mois dernier que selon un acheteur qui a déposé une poursuite en cour contre Ricova, l’entreprise se faisait payer pour certains contrats à travers une filiale au Panama, un paradis fiscal.

Le rapport annuel du BIG déposé en même temps que le rapport d’enquête souligne par ailleurs qu’avec son équipe de 31 personnes, l’organisme a ouvert 121 dossiers, rencontré 413 témoins et mené 56 opérations de surveillance l’an dernier.

Avec Isabelle Ducas, La Presse

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  • 156 000 tonnes
    Quantité de matières recyclables collectées chaque année dans l’agglomération de Montréal.
    Bureau de l’inspecteur général (BIG)