L’ex-maire de Montréal Gérald Tremblay rompt le silence des dernières années en défendant son héritage dans une entrevue avec La Presse et un livre-bilan publié ces jours-ci. « Je pense pouvoir être encore utile », assure-t-il.

L’homme de 78 ans, brusquement disparu de la sphère publique après 11 ans comme maire, assure qu’il se porte bien. Il est devenu grand-père, habite toujours Outremont et observe de près l’évolution de sa ville par l’entremise des médias. Au bout du fil, il évoque l’actualité toute chaude du Réseau express métropolitain, de la COVID-19 et de la Formule 1, sans toutefois prendre position sur ces sujets.

« Ce qui s’est passé, c’est passé », résume M. Tremblay, lorsqu’on le questionne sur les circonstances de son départ, survenu après des semaines de révélations quasi quotidiennes sur les conflits d’intérêts et les pots-de-vin qu’auraient touchés des membres importants de son administration.

Le président de son comité exécutif, Frank Zampino, a été accusé au criminel, avant de bénéficier d’un arrêt du processus judiciaire. L’Unité permanente anticorruption (UPAC) alléguait qu’il existait un « système de partage des contrats » à Montréal pendant le règne de Gérald Tremblay et de sa formation politique, Union Montréal. Son collègue et successeur, Michael Applebaum, a été condamné pour corruption.

Le maire de Montréal a comparu devant la commission Charbonneau en 2013, et l’UPAC a fait une perquisition chez lui en 2015, dans le cadre de son enquête sur l’hôtel de ville de Montréal. Depuis, M. Tremblay ne s’est pas exprimé publiquement. Il n’a jamais été accusé de quoi que ce soit.

Je ne souhaite ça à personne. Ç’a été une période très difficile de ma vie, mais j’ai réussi à passer au travers. J’ai décidé de ne pas vivre de haine, d’amertume et de rancœur.

Gérald Tremblay, ex-maire de Montréal

Questionné à plusieurs reprises sur les circonstances de sa démission, il a refusé d’entrer dans les détails. « J’ai pris la décision [de démissionner] dans l’intérêt supérieur de Montréal, dans l’intérêt supérieur également du Québec, puisque les deux sont indissociables », a-t-il continué. « Partant de là, je suis encore prêt à apporter une contribution. » Mais cela ne se fera pas en politique active, prévient-il sans même qu’on lui ait posé la question. « Je n’ai aucune ambition de quelque nature que ce soit. »

Estime-t-il toujours avoir été trahi ? M. Tremblay a refusé de répondre et d’accuser son ancien bras droit, en esquivant plutôt la question à plusieurs reprises. « Je ne veux pas revenir sur le passé. J’ai toujours eu à cœur le développement de Montréal et du Québec, a-t-il répondu. Je l’ai toujours à cœur. » Regrette-t-il d’avoir quitté la mairie en 2012 ? « Quand on ne peut plus être utile, on cède la place à d’autres personnes qui peuvent continuer », a-t-il dit.

« Le passé, je n’y peux rien »

Sur la période difficile ayant précédé son départ, il veut tourner la page. « Sur le passé, je n’y peux rien. » Dans un livre-bilan publié cette semaine, intitulé L’expérience Tremblay et signé par un avocat sympathisant, il tente même de rétablir sa réputation.

Le livre prend la forme étonnante d’un traité de droit, dont chaque paragraphe est numéroté, alors qu’il s’agit plutôt d’une chronique détaillée, presque semaine après semaine, de la carrière politique de Gérald Tremblay. L’ouvrage a été rédigé à partir d’une revue de presse de 150 cartables réalisée par la belle-mère de M. Tremblay, ainsi que par une collaboratrice.

« Je suis tombé de ma chaise en voyant ces documents », a expliqué MLaferrière en entrevue.

La recension des annonces, des nouvelles et des évènements de la vie municipale montréalaise repose presque entièrement sur la description qu’en a faite la presse écrite au fil du temps. On y évoque aussi les années d’enfance de Gérald Tremblay, ainsi que le début de sa carrière jusqu’à son passage en politique provinciale.

Dans la préface, Gérald Tremblay vante un travail fait « en toute objectivité et sans complaisance », mais le livre fait quasiment l’impasse sur les problèmes éthiques de l’administration Tremblay et expédie sa démission en évoquant des « allégations non fondées ».

L’expérience Tremblay est publié chez l’éditeur juridique Wilson & Lafleur. Le livre a été rédigé par l’avocat Claude Laferrière, mais est « entièrement » approuvé par Gérald Tremblay.

MLaferrière y écrit qu’« à la Ville de Montréal, [Gérald Tremblay] a beaucoup accompli, mais [qu’il] s’est trouvé confronté à un exécutif provincial, victorien, autoritaire et stratégique qui s’opposait quasi systématiquement à ses projets économiques et sociaux ». À son avis, Gérald Tremblay « aurait pu, dans la foulée de Robert Bourassa, se présenter pour prendre les rênes du Parti libéral, devenir premier ministre et réussir la réforme constitutionnelle tant espérée par les Québécois ».

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

L'ex-maire Gérald Tremblay, en 2012

« Gérald Tremblay n’a jamais été condamné au criminel, n’a jamais été poursuivi au civil et a toujours gagné ses élections », s’est justifié l’auteur au bout du fil. « Moi, comme avocat, l’administration de la justice me commande un devoir de réserve. Je n’ai pas à me prononcer ou en rajouter. […] Je vous ferais remarquer que c’est une période vraiment limitée de son règne. »

En entrevue, M. Tremblay refuse aussi de s’épancher sur les scandales et les controverses qui l’ont forcé à quitter la vie politique, en 2012, et préfère braquer les projecteurs sur son nouveau cheval de bataille : le manque de ressources des villes qui transforment les maires en « quémandeurs » perpétuels.

« Donner à la Ville les moyens de ses ambitions »

C’est que, lorsqu’il observe ses successeurs évoluer à l’hôtel de ville, Gérald Tremblay a parfois l’impression d’un éternel recommencement. « Ce sont les mêmes dossiers », a-t-il dit, soulignant que le problème fondamental du manque de ressources de l’ordre de gouvernement municipal demeure entier.

« Après avoir consacré 11 années de ma vie à améliorer la qualité de vie des citoyens et accéléré le développement économique de la métropole, je suis arrivé à une conclusion : s’il n’y a pas une révision en profondeur des rôles et des responsabilités [des différents ordres de gouvernement] et qu’on maintient le statu quo, on va continuer à avoir les mêmes problèmes, a-t-il dit. Il faut donner à la Ville les moyens de ses ambitions. »

L’inexistence des villes en tant que force politique lors de la création du Canada les a reléguées dans les bas-fonds constitutionnels, dépendantes des provinces pour leurs pouvoirs et leur financement.

Il faut reconnaître les villes et les municipalités comme des entités constitutionnelles distinctes des gouvernements provincial et fédéral. Ça implique un nouveau partage des compétences. […] Il n’y a jamais eu de réflexion en profondeur pour actualiser les responsabilités des différentes partenaires, notamment des municipalités. Après 154 ans de statu quo, le moment est venu.

Gérald Tremblay, ex-maire de Montréal

Gérald Tremblay dit s’être fréquemment buté au manque de ressources de la Ville de Montréal pendant son mandat. Il attribue notamment les problèmes de financement des transports en commun à ce manque de ressources.

Malgré tout, la qualité de vie du Montréalais moyen « s’est améliorée considérablement sur tous les plans » pendant son mandat à l’hôtel de ville, analyse Gérald Tremblay en défendant son bilan. « Sur le plan économique, sur le plan du développement social, de l’habitation, de la démocratie. Mais est-ce qu’on pourrait accélérer le développement économique, social, culturel de la métropole du Québec ? La réponse, c’est oui. C’est la raison pour laquelle je propose que l’on donne à la Ville les moyens de réaliser de grandes choses. »

La situation, à son avis, est d’autant plus urgente que la COVID-19 représente un défi important pour l’économie canadienne. « Sans les villes, point de reprise économique, a-t-il dit. Les villes sont le moteur économique de la nation. »

11 années de mandat, 11 années de controverses

Dès le début du premier de ses trois mandats à l’hôtel de ville, Gérald Tremblay et son parti ont fait les manchettes à cause de problèmes éthiques. Leur accumulation lui coûtera son poste, une décennie plus tard.

Février 2002 : L’Institut pour le progrès socioéconomique, entreprise fondée par Gérald Tremblay, obtient un contrat de 850 000 $. Des contrats sont attribués aux principaux organisateurs politiques du parti du maire. « Les assistés sociaux ne financent pas les campagnes électorales », explique Frank Zampino, président du comité exécutif.

Mai 2002 : Le ministre de la Justice, Paul Bégin, réprimande le maire pour avoir fourni une déclaration d’intérêts pécuniaires incomplète. Deux conseillers de l’Union des citoyens de l’île de Montréal (ancien nom d’Union Montréal) de l’arrondissement de Saint-Laurent, Irving Grundman et René Dussault, sont arrêtés et accusés de complot, d’abus de confiance et de corruption, puis condamnés.

Octobre 2007 : La Presse révèle les habitudes extravagantes de l’ex-maire d’Outremont Stéphane Harbour, élu sous la bannière d’Union Montréal, notamment en ce qui concerne la consommation d’alcool.

Novembre 2007 : Le plus important contrat de l’histoire de la Ville – 356 millions pour installer des compteurs d’eau –, attribué au consortium formé de Dessau et de Simard-Beaudry, tourne rapidement au fiasco. Improvisation, accusations de favoritisme, irrégularités et une croisière du président du comité exécutif, Frank Zampino, sur le bateau de Tony Accurso : le contrat sera finalement annulé en septembre 2009. Deux hauts fonctionnaires sont limogés.

Septembre 2008 : Une enquête interne révèle une fraude de 8 millions à la division des services informatiques de la Ville de Montréal. Le directeur général du service, Gilles Parent, est congédié.

Octobre 2008 : L’affaire du Faubourg Contrecoeur éclate. La Société d’habitation et de développement de Montréal a vendu à Catania un terrain évalué à 31 millions de dollars au rôle d’évaluation municipale pour 4,4 millions. Le directeur général Martial Fillion est démis de ses fonctions.

Juin 2009 : La Sûreté du Québec ouvre une enquête concernant le contrat de 10,6 millions pour la réfection du toit de l’hôtel de ville. Selon l’entrepreneur Paul Sauvé, la mafia lui aurait demandé une somme de 40 000 $ destinée à deux élus du parti du maire Tremblay.

Mai 2010 : Les liens troubles entre une entreprise de sécurité, BCIA, et plusieurs décideurs, dont Yvan Delorme, chef de la police de Montréal, et Frank Zampino, ex-numéro deux de la Ville, sont révélés au grand jour. Financement politique douteux, odomètres trafiqués ; BCIA surveillait également les locaux de la police de Montréal sans contrat formel.

Hiver 2011 : En février 2011, La Presse révèle que le vérificateur général de la Ville, Jacques Bergeron, a vu ses courriels interceptés pendant 10 mois par le service du contrôleur général, Pierre Reid. Deux mois plus tard, on apprend que le président du conseil municipal, Claude Dauphin, a fait l’objet du même traitement.

Mai 2012 : Trois proches de Gérald Tremblay sont arrêtés : Frank Zampino, son ancien bras droit, Martial Fillion, son ancien chef de cabinet, et Bernard Trépanier, ancien responsable du financement de son parti. Les trois hommes sont soupçonnés de fraude et de complot dans l’affaire du Faubourg Contrecoeur.

Automne 2012 : L’équivalent de 3 % des contrats détournés dans les coffres du parti du maire, corruption généralisée, négligence des élus et, finalement, témoignage voulant que le maire Gérald Tremblay ait déclaré ne pas avoir « à savoir ça » : le tableau dressé par la commission Charbonneau de l’administration municipale montréalaise est tout simplement dévastateur et plonge l’administration Tremblay dans une crise sans précédent.

— Karim Benessaieh et Philippe Teisceira-Lessard, La Presse