Deux grands propriétaires immobiliers accusés de multiplier les évictions de locataires modestes au profit de projets luxueux ont laissé derrière eux un historique de rénovations agressives et de harcèlement dans les bâtiments qu’ils voulaient vider.

Des locataires qui résistaient à leurs tentatives d’éviction ont dû être évacués en pleine nuit après le retrait des murs coupe-feu de leur immeuble, ont été harcelés ou encore se sont fait retirer leur escalier d’accès pendant huit mois, selon des décisions de justice récentes.

Brandon Shiller et Jeremy Kornbluth, qui possèdent au moins 800 appartements dans le Grand Montréal, tentent actuellement de vider les 90 logements du Manoir Lafontaine, face au parc du même nom, pour des travaux majeurs d’au moins sept mois. Les résidants, dont certains y vivent depuis 50 ans, paient souvent des loyers bien en dessous de la valeur marchande. Ils craignent de ne pas pouvoir se loger à prix décent dans le quartier, alors que le marché immobilier surchauffe et que les locataires s’arrachent les appartements.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Brandon Shiller et Jeremy Kornbluth tentent actuellement de vider les 90 logements du Manoir Lafontaine.

Ceux qui contesteront les avis d’éviction signifiés par huissier mercredi dernier pourraient en prendre pour leur rhume, suggèrent les passages récents de MM. Shiller et Kornbluth devant le Tribunal administratif du logement (TAL).

En février dernier, les 19 locataires qui n’avaient pas voulu quitter le 3440, avenue Ridgewood, à Montréal, ont dû être évacués au milieu de la nuit par les pompiers de Montréal après que les parois coupe-feu de l’immeuble eurent été enlevées.

Leur retrait posait un risque d’embrasement rapide en cas d’incendie. C’est la Régie du bâtiment du Québec qui a ordonné l’évacuation, citant un « danger pour la sécurité et l’intégrité physique des personnes ».

« Ils ont été pris en charge par la Croix-Rouge », a confirmé Jean-Sébastien Pariseau, de l’organisme international. « Ça fait partie de nos mandats. »

« Depuis un an, c’est l’enfer », a affirmé un locataire évacué, qui a requis l’anonymat parce que la cause est devant les tribunaux. « Nous sommes logés dans un hôtel dans l’arrondissement. » L’une de ses voisines s’est exprimée sur les réseaux sociaux : « Tout cela à cause d’un propriétaire prédateur qui depuis des mois fait des travaux en dehors des règles, a-t-elle déploré. Voilà où mènent les rénovictions [mot-valise formé de “rénovation” et d’“éviction”]. Le plus triste, c’est de voir des personnes de plus de 90 ans qui sont désemparées. Et tout cela sans compter les risques liés à la COVID. » La Presse n’a pu la joindre et a donc décidé de ne pas la nommer.

Les avocates des locataires n’ont pas rappelé La Presse. Joints par l’entremise de leur agence de relations publiques, MM. Shiller et Kornbluth n’ont pas voulu commenter ce dossier.


PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Des balcons du 3440, avenue Ridgewood

« Il faut comprendre que nous investissons dans des propriétés résidentielles ayant besoin d’être rénovées », a indiqué Brandon Shiller dans une déclaration écrite. « Il nous arrive parfois d’en acquérir certaines en moins bonnes conditions qui ont besoin de travaux importants. Nous suivons toujours les recommandations des experts afin d’assurer l’intégrité de la structure, la sécurité des occupants et d’améliorer nos immeubles pour qu’ils deviennent un milieu de vie sain et sécuritaire. »

MM. Shiller et Kornbluth avaient acheté le bâtiment en juin 2019 et tenté d’en libérer progressivement les 46 logements, avant d’entamer un chantier majeur de rénovation en septembre 2020. Celui-ci était toujours en cours, lundi, au moment du passage de La Presse.

« Cesser toute tactique de harcèlement »

Une situation semblable s’est produite en 2018 dans un immeuble de 36 logements de l’avenue Coloniale, sur le Plateau Mont-Royal, acheté l’année précédente par le même duo. Après avoir offert à répétition des indemnités aux locataires, seuls trois logements demeuraient occupés.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Les parois coupe-feu du 3440, avenue Ridgewood ont été enlevées alors que des locataires y résidaient toujours.

Ceux qui les habitaient ont vécu un calvaire, selon un jugement du TAL : ils se sont plaints de verrous enlevés à la porte principale, de fenêtres rendues impossibles à fermer, de plafonds qui s’effondrent, de coupures de services, de logements vacants non chauffés au point de faire éclater des tuyaux et d’une invasion de punaises contre laquelle les propriétaires n’ont pas agi.

Sans se prononcer sur chacune de ces allégations, le juge administratif a préféré leur version des faits à celle du propriétaire.

Surtout, les locataires restants se sont plaints de harcèlement de la part des propriétaires ou de leurs représentants, ce qui a valu une condamnation de 1000 $ en dommages punitifs contre MM. Kornbluth et Shiller.

Le TAL a aussi ordonné aux hommes d’affaires de « cesser toute tactique de harcèlement en vue d’obtenir le départ des locataires, incluant le harcèlement par négligence et par inaction ».

Deux ans après la fin des travaux, le bâtiment est maintenant affiché comme offrant des « appartements de luxe modernes, récemment rénovés », dixit une affiche dans l’entrée.

En 2016, la Ville de Montréal a fait évacuer un bâtiment de MM. Kornbluth et Shiller à l’angle de l’avenue Atwater et de la rue Notre-Dame Ouest parce que les travaux qu’ils y faisaient l’avaient rendu inhabitable.

« Vous avez retiré les escaliers de l’entrée d’en avant » pendant huit mois, se sont plaints les locataires, dans une lettre reproduite dans un dossier de cour. La décision reprend aussi les conclusions de l’inspectrice municipale : « Les travaux au R.D.C. ne sont pas sécuritaires pour les locataires de l’étage : plafond dégarni, pas de résistance au feu [et] isolation thermique absente, c’est très exposé au froid », a-t-elle écrit en faisant sortir les résidants « devant le défaut du locateur de se conformer à ces exigences ».

125 millions en immeubles

Jusqu’à récemment, les noms de Brandon Shiller et de Jeremy Kornbluth étaient surtout connus pour leur rôle dans des transactions immobilières commerciales dans le Mile-End, montrées du doigt par des critiques de l’embourgeoisement du quartier. Ils ont notamment vendu un bâtiment à Shiller Lavy, entreprise du père de Brandon Shiller, Stephen Shiller, lui aussi dans le domaine immobilier.

Mais un inventaire de leurs propriétés dans le Grand Montréal effectué par La Presse montre un empire immobilier grandissant rapidement, avec des achats de 125 millions de dollars dans les dernières années. En novembre dernier, les deux hommes ont acquis le Havre-des-Îles, ensemble de 400 appartements à Laval, pour 71 millions de dollars.

Cet inventaire est toutefois incomplet : MM. Shiller et Kornbluth ont l’habitude de créer une nouvelle entreprise pour chacun de leurs achats immobiliers, ce qui complique les recherches dans les registres publics.

Les immeubles sont tous gérés par Hillpark Capital, firme appartenant elle aussi aux deux hommes, qui a son siège social rue Sherbrooke Ouest, à Westmount.

Lundi, la firme a réagi au reportage publié vendredi dernier par La Presse concernant le Manoir Lafontaine.

> (Re)lisez « J’ai l’impression d’être un signe de piasse »

Plutôt que de l’acheter directement, en février 2019, les deux hommes ont pris le contrôle d’une entreprise créée quelques jours plus tôt et à qui le propriétaire précédent avait vendu l’immeuble pour 1 $. L’acte de vente indique qu’en raison de cette somme, la transaction est « exemptée de droits de mutation » (taxe de bienvenue).

Dans sa déclaration, Brandon Shiller contredit le document notarié. « La taxe de bienvenue a été entièrement prélevée par les autorités municipales dans le cadre de cette transaction », a-t-il déclaré.

Il continue en rassurant ses locataires du Manoir Lafontaine : « Il est important de noter qu’il n’y aura aucune éviction et qu’il s’agit d’une situation temporaire, a-t-il écrit. Les locataires pourront réintégrer leur logement dès que les réparations majeures seront terminées et que l’immeuble sera en bonne condition. Nous nous assurons également d’aider financièrement les locataires au-delà des exigences légales pour faire en sorte que ce processus ait le moins d’impact possible. »