Le nombre de sans-abri a doublé à Montréal depuis un an, indiquait la mairesse Valérie Plante en septembre dernier. Dans le métro, ils sont plus visibles que jamais. Comment venir en aide à ces gens vulnérables, souvent pris en souricière entre des problèmes de santé mentale et de consommation ? Depuis novembre, une nouvelle (et petite) équipe d’intervenants espère faire école avec une approche tout en douceur.

Mercredi, fin d’après-midi. Malgré l’accalmie générée par le télétravail et les restos fermés, la station Berri-UQAM grouille de passagers. Des travailleurs aux mines épuisées déambulent, le dos courbé par la lourdeur de leur sac à dos.

Sur place, l’équipe formée par Sophie Bellemare, agente au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), Paul-Emmanuel Montissol, intervenant psychosocial, et Francis Turmel, inspecteur à la Société de transport de Montréal (STM). L’Équipe métro d’intervention et de concertation (EMIC) patrouille dans le réseau de métro pour guider les personnes vulnérables vers les bonnes ressources et favoriser la cohabitation avec les usagers du métro.

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Les trois membres de l’Équipe métro d’intervention et de concertation (EMIC) : Sophie Bellemare, agente au SPVM, Francis Turmel, inspecteur à la STM, et Paul-Emmanuel Montissol, intervenant psychosocial

En ouvrant le coffre du camion de patrouille, surprise. Il est rempli de couvertures, de chaussettes, de tuques, de masques, de cartes-café, de nourriture et d’un défibrillateur.

À l’intérieur du spacieux véhicule, un détail donne le ton : pas de cloison séparant conducteur et passager. « La personne prise en charge, on ne veut pas la faire sentir comme un criminel. Ce n’est pas un crime d’être sans logis. C’est une relation d’aide qu’on veut établir », précise l’agente Bellemare de sa voix à la fois apaisante et dynamique.

Certains sont des toxicomanes aux prises avec de graves troubles de santé mentale. D’autres sont de nouveaux visages de l’itinérance à la recherche d’un logement abordable.

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Francis Turmel, inspecteur à la STM

« Souvent, on s’approche des gens pour leur fournir le nécessaire et ils nous disent : “Tabarouette ! On pensait que vous alliez nous arrêter.” On veut enlever cette idée préconçue », ajoute son collègue, Francis Turmel.

Émilie-Gamelin

Paul-Emmanuel Montissol — surnommé Polo — établit le premier contact à chaque rencontre. L’intervenant psychosocial ne porte pas d’uniforme. Il affiche l’air décontracté de quelqu’un que plus rien ne surprend, un sourire charmeur, les mains dans les poches de son jean baggy.

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Paul-Emmanuel Montissol intervient auprès d’un sans-abri

Ficelé à son sac à dos, un kit de naloxone, médicament utilisé pour réanimer les victimes d’une surdose d’opioïdes.

« Je n’ai jamais autant administré de naloxone que dans les derniers mois. Ça change du bureau », lâche-t-il spontanément. Son regard s’assombrit.

Depuis janvier, il a croisé au moins 12 personnes inanimées, le visage violacé, sans pouls. Des gens meurent de surdoses, dans l’ombre de la pandémie, estime-t-il.

La place Émilie-Gamelin est maudite. Tu vas consommer là, tu joues avec ta vie. C’est d’une tristesse infinie.

Paul-Emmanuel Montissol, intervenant psychosocial

Un homme au beau milieu de la station attire l’attention des usagers. Vêtu légèrement, il s’exprime dans un bruyant charabia en gesticulant, les pupilles dilatées.

Polo lui demande si tout va bien, lui offre un masque d’une main avenante. Mais rien n’y fait, l’homme est dans son univers. Ses hurlements reprennent de plus belle. L’agente Bellemare le suit jusqu’à la place Émilie-Gamelin pour s’assurer qu’il n’est pas en danger.

  • Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

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    Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

  • Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

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    Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

  • Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

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    Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

  • Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

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    Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin.

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Le trio répond aux signalements dans l’ensemble du métro, mais la station Berri-UQAM a de quoi les occuper, vu la proximité de la place Émilie-Gamelin. Ils croisent une poignée de gens sans couvre-visage, une femme désorientée en sandales à l’extérieur et un vieil homme échevelé aux joues creusées. Rongé par l’inquiétude, il s’adresse à l’agente Bellemare.

« Il était à l’hôtel Place Dupuis, mais il a volé le cellulaire d’un agent de sécurité… Ils l’ont barré. Faut l’orienter ailleurs », dit-elle à ses collègues. Elle passe un bon moment au téléphone pour lui trouver un endroit où passer la nuit.

Le temps file. Direction métro Atwater. « On va aller vérifier si Jeffrey va bien. »

Jeffrey est âgé d’une quarantaine d’années, mais a le regard pétillant et allumé d’un jeune ado. C’est un pro du jeu d’échecs qui s’exprime avec timidité. Il vit avec une forte dépendance à l’alcool et participe au programme d’un wet shelter. « Arrêter de consommer du jour au lendemain serait nocif pour lui. Il génère beaucoup d’appels quand il commence à quêter agressivement et parfois, on appelle le CLSC », explique la policière d’expérience.

Police et communautaire : un duo gagnant

Sophie Bellemare a choisi de porter l’uniforme il y a 24 ans. Mais c’est en 2009 qu’elle vit « un tournant dans sa carrière ». Elle rencontre l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII), un partenariat entre le SPVM et des intervenants du CIUSSS.

« Ça m’a amené d’autres lunettes. Avant, je voyais les infractions. Depuis, je vois les facteurs de vulnérabilité. »

Le mouvement Defund the Police lui plaît moins.

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L’agente Sophie Bellemare et Paul-Emmanuel Montissol, dit Polo, intervenant psychosocial

C’est comme si on nous opposait au milieu communautaire. C’est ensemble qu’on doit être, pas l’un contre autre. Polo, je l’adore, c’est mon partner. Je suis fière de travailler avec lui.

Sophie Bellemare, agente au SPVM

Une évidente complicité s’est formée entre la policière et le jeune intervenant d’origine haïtienne, natif de Rivière-des-Prairies. Ils multiplient les « high five » après les bons coups.

« J’ai appris à être dans la tête d’un policier, je comprends maintenant c’est quoi leur travail », renchérit Polo. Après une longue pause, il admet avoir été méfiant à l’égard des policiers à une autre époque. Il comprend la mouvance Defund the Police, mais ne la soutient pas. « Des équipes comme la nôtre, on en a besoin. »

Issus de différents milieux, ils ont chacun leur expertise. C’est la force de ce trio solidaire qui patrouille dans le métro « comme une hydre à trois têtes », estime Francis Turmel.

Cohabitation difficile

Le travail d’EMIC facilite le quotidien des inspecteurs. « Les répressions constantes envers les sans-abri, ça devient une surcharge pour nous. On les sort du métro, ils se font donner des constats, mais reviennent. La solution, EMIC, eux, ils créent un lien », estime Michaël Pelletier, jeune inspecteur à la STM.

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Le travail d’EMIC facilite le quotidien des inspecteurs, qui sont surchargés.

Même si l’achalandage a diminué de 70 % depuis le début de la pandémie, les inspecteurs de la STM ne manquent pas de boulot.

Les appels de service et interventions initiées des inspecteurs sont passés de 26 134 en 2019 à 31 628 en 2020, majoritairement dans le métro.

Les commentaires de la clientèle sont classés selon la perception des clients. Pour les commentaires qui pourraient être liés au phénomène de l’itinérance, on est passé de 203 commentaires en 2019 à 463 en 2020. Près de la moitié des commentaires signalent un non-respect des consignes sanitaires ou une présence trop rapprochée des usagers.

Avant, on ne voyait pas, à Montréal, de sans-abri qui mendiaient à l’intérieur des wagons. Ni de campements en bordure des édicules. C’était un phénomène lointain, propre aux grandes métropoles américaines. Maintenant, c’est chose commune, note Francis Turmel. Le métro de Montréal demeure sécuritaire malgré tout, insiste l’inspecteur.

« Le métro, c’est à tout le monde. Pas besoin d’être en complet-cravate pour y circuler », souligne l’agente Sophie Bellemare.

Les cris d’un sans-abri coupent la conversation. Il vient de passer un mauvais quart d’heure. On lui a asséné un violent coup de poing au visage. Une blessure mineure, mais douloureuse. Il montre du doigt un colosse vêtu d’un coton ouaté noir, l’air agressif, baskets Nike aux pieds.

L’agente Bellemare s’éloigne avec le blessé. Elle revient en haussant les épaules. « Il ne veut vraiment pas porter plainte. Il dit qu’il va bien. »

Francis Turmel reçoit un signalement trois heures plus tard. « Une bagarre à Bonaventure. »

On se dirige vers la station sans plus attendre.

Un vieil homme au pantalon usé et aux yeux larmoyants est assis sur un banc, le visage ensanglanté, entouré de paramédicaux.

Plus d’une dizaine de policiers de l’unité Métro sont déjà sur place.

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Intervention à la station Bonaventure

Non loin du blessé, un homme menotté au regard vitreux. C’est Polo qui fait le lien en premier : il reconnaît les espadrilles Nike du colosse de la station Berri-UQAM.

Sophie Bellemare n’a pas besoin de se creuser les méninges bien longtemps. Elle fait appel à l’Équipe de soutien aux urgences psychosociales (ESUP).

Mais le duo met du temps à arriver. Il s’agit d’une ressource très sollicitée dans le secteur : son rôle est d’estimer la dangerosité d’une personne en crise. Une tâche qui s’éloigne des compétences d’un policier. Une trentaine de minutes plus tard, l’intervenante du CIUSSS — calepin à la main, sourcils froncés — s’engouffre dans la station de métro talonnée par une jeune agente du SPVM.

L’homme menotté a beau être agité et être très imposants, les policiers conservent leurs regards impassibles. Un agent chargé de désamorcer les situations tendues se tient droit devant l’individu en faisant la conversation. Il découvre que l’homme en crise sort de l’hôpital.

On ne peut pas le renvoyer à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, puisque l’établissement ne prend plus de patients après 20 h, explique un policier. On opte donc pour l’hôpital Maisonneuve-Rosemont. « Sa place n’est pas en cellule, mais auprès de gens qui peuvent le soigner », ajoute l’agent au regard perçant.

Soulagée, l’agente Bellemare ramasse les effets personnels du mastodonte menotté. « On a pu l’aider. Je n’aurais pas été à l’aise de le laisser comme ça. »