Des balles ont sifflé tout près de la tête de Karim*, 6 ans.

Le garçon observait le tournage d’un vidéoclip de rap de son balcon, le visage entre deux barreaux pour ne rien manquer de l’action.

Des hommes sont descendus de leur voiture et se sont mis à tirer partout. Un impact de projectile a été retrouvé sur l’un des barreaux. Son frère de 13 ans a eu moins de chance, il a été atteint à une jambe.

Pas moins de 32 douilles ont été retrouvées. Trois personnes ont été blessées, dont l’adolescent.

La scène ne se déroule ni à Chicago ni à Miami.

Nous sommes au cœur de la Petite-Bourgogne, dans le sud-ouest de Montréal. Plus précisément dans l’allée des Îlots Saint-Martin, l’un des nombreux HLM du coin. Le plus grand parc de HLM au Canada est ici. Pas moins du tiers des ménages du quartier vit en HLM et un peu plus de 68 % des ménages sont locataires**.

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Mourad Meberbeche et le policier Alex Mitu

Qu’on n’ait pas eu de morts ce soir-là parmi les enfants, ça tient du miracle.

Mourad Meberbeche, conseiller en concertation au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM)

Il n’y a pas qu’aux États-Unis que la violence par armes à feu s’est aggravée durant la pandémie. L’arrondissement du Sud-Ouest – qui inclut la Petite-Bourgogne – est particulièrement touché par la vague de fusillades qui déferle sur le Grand Montréal depuis le début de la crise sanitaire.

La fusillade des Îlots Saint-Martin s’est déroulée en juin 2020. Cet été-là, un drive-by shooting a eu lieu en plein jour à proximité d’un parc très fréquenté par les familles.

Et l’été qui s’achève n’a pas été plus calme. Au contraire. La fenêtre d’une halte-garderie a été atteinte par des projectiles d’arme à feu alors que des petits jouaient au sol dans la pièce. Entre autres.

« Tous ces épisodes de coups de feu font peur aux enfants, qui craignent maintenant de jouer à l’extérieur », remarque Ahmed Yadane, 24 ans, qui a grandi dans un HLM des Îlots Saint-Martin avec ses cinq frères et sœurs. « Le quartier était plus calme depuis plusieurs années, ajoute l’étudiant en médecine, mais on dirait que la COVID-19 a joué dans le cerveau de certaines personnes. »

Aujourd’hui, la population de la Petite-Bourgogne craint de revenir à l’époque où les trafiquants de drogues régnaient en rois et maîtres. Ici, il y a une vingtaine d’années, des coups de feu retentissaient toutes les semaines.

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Alex Mitu est policier dans la Petite-Bourgogne depuis 15 ans.

Le quartier situé à proximité du centre-ville, délimité par l’autoroute Ville-Marie et le canal de Lachine, faisait régulièrement les manchettes pour des meurtres perpétrés sur son territoire.

La loi du silence prédominait. Les parcs étaient déserts, justement parce que le danger d’être atteint d’une balle perdue était trop grand. Des familles refusaient des logements dans des HLM – préférant moisir sur une liste d’attente – en raison de la mauvaise réputation du quartier.

Alex Mitu est policier dans le quartier depuis 15 ans. Dire que la police n’était pas la bienvenue dans les HLM à l’époque tient de l’euphémisme.

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Le policier Alex Mitu

On répondait toujours aux appels [d’urgence] à deux voitures de police, la seconde pour surveiller la première au cas où quelqu’un veuille casser une vitre ou quelque chose du genre. Ce n’était pas facile, il n’y avait pas de collaboration [de la population].

Alex Mitu, policier du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM)

L’agent sociocommunautaire avait été mandaté pour aller cogner à « toutes les portes » des HLM du quartier. Il en a eu pour des mois. Il posait toujours la même question : « Y a-t-il quelque chose qui vous dérange et qu’on pourrait améliorer ? »

« Je n’étais pas toujours bien reçu, raconte-t-il avant d’éclater de rire. Disons que ça prenait une bonne carapace. »

S’il en rit aujourd’hui, c’est que la situation s’est beaucoup améliorée en 15 ans. Les policiers du secteur ont tissé des liens solides avec les acteurs clés du milieu communautaire. Le coéquipier de l’agent Mitu – le civil Mourad Meberbeche – y est d’ailleurs pour quelque chose, puisque c’est son travail de bâtir des ponts – et de les préserver – avec la population locale.

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Le policier Alex Mitu discute avec un adolescent à la Maison des jeunes Youth in Motion.

Au moment de l’entrevue, en juillet dernier, l’agent Mitu nous en a fait la démonstration en se présentant sans s’annoncer à la maison des jeunes jouxtant les HLM des Îlots Saint-Martin en notre présence. Tous les ados connaissent le sympathique duo. Certains depuis qu’ils sont hauts comme trois pommes.

Le directeur de la maison des jeunes Youth in Motion, Michaël Farkas, surnomme affectueusement l’agent Mitu le « policier bonbon ».

L’endroit ne paie pas de mine : murs défraîchis, criblés de trous, toilettes défectueuses, ordinateurs vétustes. La plus récente victime des fusillades dans le quartier, Suman Mohammed Sayum, 21 ans, a passé des heures ici, dans le modeste studio d’enregistrement musical du sous-sol. « Soso », comme tout le monde l’appelait ici, a été tué en plein jour d’une balle dans la tête dans le stationnement d’un des HLM du secteur.

L’agent Mitu l’a connu alors qu’il était encore à l’école primaire. Un garçon « poli », « gentil », qui avait développé une passion pour le hip-hop comme beaucoup d’autres jeunes. Sauf qu’à un moment, l’« attrait de l’argent facile » pour ce jeune qui a grandi dans un HLM l’a fait prendre un mauvais chemin. « On a vraiment essayé de l’aider. Il était récupérable », lâche M. Meberbeche, visiblement ébranlé par la mort du jeune rappeur.

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L’agent Mitu et son coéquipier civil Mourad Meberbeche

« Ce n’est pas compliqué, si tu tiens les jeunes occupés, ils ne font pas de mauvais coups », croit le duo. Les organismes communautaires ne sont pas financés à la hauteur des besoins, témoigne-t-il. Ils font beaucoup de choses avec peu de moyens, dit le policier en nous faisant faire la tournée de l’endroit.

Sur l’un des murs du salon, une fresque a été peinte pour rendre hommage aux disparus du quartier. Parmi eux, de nombreux jeunes rappeurs talentueux. Il faudra maintenant ajouter le nom de « Soso ».

« Mort. En prison. Poignardé. »

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Des graffitis à la maison des jeunes, parmi lesquels bon nombre rendent hommage à de jeunes disparus.

En un été, en 2003, « on en a perdu quatre », tous assassinés, se souvient Bernard Gibbs, 35 ans, coordonnateur de la maison des jeunes. Tous des gars avec qui il a grandi.

Durant l’heure suivante, le coordonnateur nous fait écouter des vidéoclips tournés par des artistes hip-hop du quartier. « Mort. En prison. Mort. Mort. Mort. En prison. Poignardé », énumère le trentenaire détenteur d’une majeure en sociologie et d’une mineure en éducation en montrant du doigt les jeunes hommes à l’écran.

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Bernard Gibbs, dans le studio d’enregistrement de la maison des jeunes

Bernard Gibbs a lui-même touché au rap. Il démarre une vidéo dans laquelle on le voit imiter ses idoles de l’époque : entouré de belles filles, ici, il fume un cigare. Là, il sort d’une voiture de luxe.

« Soso », de son nom de rappeur « Soso Burgz », a aussi voulu jouer le jeu du « gangsta rap » ; un monde d’« illusions », raconte-t-il, très attristé par la disparition de cet autre jeune mort trop tôt. On lui demande de préciser sa pensée. « Soso » ne fumait pas. Il ne buvait pas. Il était toujours prêt à rendre service. Puis, en voulant imiter ses idoles, il s’est mis à faire le dur devant la caméra en « flashant » des liasses d’argent, en buvant du fort et en fumant de gros pétards.

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Bernard Gibbs, coordonnateur de la maison des jeunes Youth in Motion

Les kids font tous ça. Ils mettent leur argent ensemble pour flasher la plus grosse pile possible à l’écran. Une illusion, je vous dis. Mais quand tu te la joues gangster, ça peut te coûter la vie.

Bernard Gibbs, coordonnateur de la maison des jeunes Youth in Motion

Au lendemain de la mort de « Soso », c’est dans un comité local auquel siègent des représentants du communautaire ainsi que des autorités (police, Office d’habitation, etc.) qu’est née l’idée d’organiser une grande marche pour la paix dans les rues du quartier.

Fin juillet, une centaine de résidants des HLM ont ainsi réclamé haut et fort la fin de la violence par armes à feu. Le commandant du poste de quartier 15 (Petite-Bourgogne) a marché aux côtés de Michaël Farkas, leader communautaire impliqué dans une multitude de projets destinés aux jeunes du coin.

Ces deux derniers étés, le téléphone de M. Farkas a sonné trop souvent tard le soir ou même au beau milieu de la nuit. Chaque fois que des coups de feu retentissent, des résidants des HLM – qui ont tous son numéro – l’appellent en panique, l’implorant de trouver des solutions.

Grâce à BUMP, un exercice de médiation urbaine mis sur pied à l’époque où les gangs terrorisaient le quartier, les citoyens avaient réussi à se réapproprier les parcs. Or, ils ont à nouveau peur de les fréquenter. Des familles se remettent à dire qu’elles veulent déménager.

Ajoutons à cela le fait que la circulation des armes à feu atteint des proportions inquiétantes ici comme dans d’autres quartiers où les gangs ont élu domicile. « Les armes à feu sont trop accessibles, déplore M. Farkas. Il suffit de 15 minutes pour s’en procurer. »

* Nous avons modifié le prénom de l’enfant pour des raisons de sécurité.

** Sources : Coalition de la Petite-Bourgogne – Quartier en santé et Statistique Canada, Enquête nationale auprès des ménages 2011