La métropole a une artère bouchée : le pont de l’A40 qui relie l’ouest de l’île de Montréal à Vaudreuil-Dorion a été fermé d’urgence, jeudi, sans échéancier de réouverture.

Les ingénieurs du gouvernement du Québec ont découvert que la structure – sous respirateur artificiel depuis une décennie – était dans un état encore pire que ce qu’on croyait.

En cause : des tiges de renforcement endommagées qui mettent en péril la solidité de l’ouvrage. Conséquence : une fermeture jeudi, en pleine heure de pointe.

Voyez les impacts de la fermeture sur les services d'exo.

Sur place, les automobilistes patientaient sur des kilomètres pour emprunter un détour, par l’autoroute 20 ou l’autoroute 30, dont le péage a été suspendu. En temps normal, le pont de l’Île-aux-Tourtes est parcouru par 87 000 véhicules chaque jour, dont des milliers de camions.

De Saint-Lazare à Vaudreuil-Dorion – un trajet qui ne devrait pas demander plus d’une dizaine de minutes en temps normal –, Anne-Frédérique Bélanger a poireauté près d’une heure dans son véhicule. Par chance, elle n’était pas attendue, jeudi soir, mais elle redoute les prochains jours.

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Anne-Frédérique Bélanger

Si le pont ne rouvre pas, le trafic ne va jamais arrêter.

Anne-Frédérique Bélanger

Les automobilistes ne devraient pas retenir leur souffle : le ministre des Transports, François Bonnardel, et la ministre responsable de la Métropole et de la région de Montréal, Chantal Rouleau, n’ont annoncé aucune date de réouverture. « Des travaux d’urgence qui permettront le renforcement de plusieurs éléments de la structure » seront nécessaires avant de rouvrir le pont, a indiqué Québec. La ligne de train de banlieue Vaudreuil-Hudson sera gratuite jusqu’à nouvel ordre.

Rues « complètement paralysées »

PHOTO YVES GRÉGOIRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Le pont de l’Île-aux-Tourtes

Les automobilistes piégés par la congestion ne sont pas les seuls à pester contre la situation.

Les maires des municipalités reliés par le pont connaissent déjà les effets d’une fermeture de voie : leurs rues résidentielles sont soudainement inondées de voitures qui refoulent.

« Ça veut dire que Sainte-Anne-de-Bellevue va être complètement paralysée à l’heure de pointe », a indiqué la mairesse de cette municipalité défusionnée, Paola Hawa. « Même la semaine dernière, quand ils ont fermé une voie sur le pont de l’Île-aux-Tourtes, notre ville a été paralysée de 14 h à 21 h. »

Ça fait des années qu’on sait que ce pont a besoin de réparation.

Paola Hawa, mairesse de Sainte-Anne-de-Bellevue

Julie Brisebois, mairesse de Senneville, a expliqué que les rues locales de son village risquaient d’être envahies par les automobilistes.

« Plusieurs de nos rues sont très étroites et ne sont pas du tout faites pour accueillir de la circulation de transit », a-t-elle affirmé, se disant catastrophée par la nouvelle.

À quelques dizaines de kilomètres de Senneville, Dustin Goyer et Myriam Berger contemplent le soleil qui descend sur le fleuve. Pour ces résidants de l’ouest de l’île de Montréal, c’est l’un des petits plaisirs de leur emploi aux Cèdres, municipalité de la MRC de Vaudreuil-Soulanges. Jusqu’à jeudi soir. « Je suis fâché. On fait déjà 60 kilomètres tous les jours pour venir ici. Là, on va perdre du temps, du sommeil », soupire Dustin.

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Chabane Tibish et sa conjointe, Ouiza Dahmoune, espèrent que cette fermeture soit le coup d’envoi à la construction d’un nouveau pont, discuté depuis des années.

Pour d’autres, cette fermeture est peut-être le coup d’envoi à la construction d’un nouveau pont, discuté depuis des années. « Ça fait longtemps qu’on sait que le pont est en mauvais état, mais qu’il ne se passe rien. Là, ils sont forcés d’en construire un autre ! », lance Chabane Tibish, résidant de Vaudreuil.

Des airs de pont Champlain

Le pont de l’Île-aux-Tourtes est un ouvrage majeur de près de 2 km de longueur fait de poutres préfabriquées en béton précontraint, dont la structure, le matériau et les problèmes ne sont pas sans rappeler le vieux pont Champlain.

Construit à la même époque avec un matériau qu’on connaissait encore peu, et dont la viabilité hivernale s’est avérée pour le moins décevante, le pont de l’Île-aux-Tourtes suit la même trajectoire que son illustre cousin. Rongé par le sel déglaçant qui désagrège le béton et tord les barres d’armature à l’intérieur de la structure, il craque de partout.

Le pont est en réparation majeure depuis presque 10 ans. Et pourtant, sa situation ne cesse de se détériorer.

Une première fois, en décembre 2015, après des travaux de renforcement des piles de plusieurs dizaines de millions de dollars, le ministère des Transports avait dû fermer d’urgence la voie de droite du pont (en direction de Vaudreuil) et réduire la largeur des autres voies de circulation pour conserver la capacité de circulation. Une inspection venait de révéler une fissure majeure dans l’une des poutres principales, et une pile trouée, son armature d’acier, rouillée, exposée à l’air libre.

Les travaux de réhabilitation devaient prendre des mois ; ils ont pris des années. Ils ont coûté près du double de ce qu’ils devaient coûter. En fait, ils n’ont jamais vraiment cessé.

Trois ans plus tard, en 2018, le Ministère annonçait que le pont de l’Île-aux-Tourtes était en fin de vie et qu’on allait construire un autre pont. Encore faut-il trouver le moyen de le faire tenir en place environ 10 ans encore, le temps que l’on construise son remplaçant.

De 25 à 50 millions sur deux ans

Actuellement, selon l’annonce annuelle des grands travaux du Ministère, le pont fait encore l’objet de travaux vaguement estimés « entre 25 et 50 millions » pour deux années de chantier s’échelonnant jusqu’en 2023.

Cela se voit relativement peu en surface, mais les rapports d’inspection du ministère des Transports, qui sont publics, regorgent de centaines de photos qui détaillent sa décrépitude avancée, en particulier celle des poutres et des piles.

Le rapport le plus récent disponible date de 2019 et documente largement les fissures faisant « jusqu’à 1 mm » de largeur – c’est beaucoup – le long des câbles de précontrainte dans les poutres de béton.

Des câbles d’acier d’armature interne sont notamment exposés, rouillés et sectionnés, les piles affaiblies par l’érosion, couvertes de « fissures verticales allant jusqu’à 25 millimètres d’ouverture sur le dessus du fût [de la pile] ».

Après 56 ans de service, le pont de l’Île-aux-Tourtes, vu du dessous, fait facilement deux fois son âge.

« Le ministère des Transports a franchi une nouvelle étape dans son incompétence », a affirmé le président du syndicat des ingénieurs de l’État, Marc-André Martin, en entrevue téléphonique avec La Presse. Le chef syndical attribue à la sous-traitance à outrance la dégradation rapide de la structure et la sonnette d’alarme tirée trop tardivement.

« On n’a plus assez de gens à l’interne avec l’expertise pour suivre ces structures, a-t-il déploré. C’est rendu grave. »