La Grande Guerre achève. Dans trois semaines, on signera l’Armistice. Mais dans les rues de Montréal, un ennemi sournois fait des ravages. Depuis 20 jours, on a enregistré pas moins de 1500 victimes de la grippe espagnole. Au cours des 24 dernières heures seulement, 195 personnes ont succombé à la maladie. Il s’agit du « plus haut chiffre de décès qui ait été publié jusqu’ici », précise La Presse du 21 octobre 1918.

C’est dans ce climat, ce jour-là, et en grandes pompes, que la Canadian Northern Railway (CNR) célèbre l’inauguration du tunnel ferroviaire sous le mont Royal, après bientôt 10 ans de planification et de travaux, et le lancement de sa nouvelle ligne de trains de passagers entre le centre-ville de Montréal et Ottawa.

Et c’est par le plus curieux des hasards que 101 ans, 6 mois et 21 jours plus tard, on a tourné la page, hier soir, sur un chapitre glorieux de l’histoire ferroviaire de Montréal, sans tambour ni trompette, et alors que le monde entier est à nouveau engagé dans un combat contre une pandémie cruelle qui a fait près de 2000 morts au Québec, ces 20 derniers jours.

Les écoles sont fermées dans toute la région de Montréal, et vont le rester au moins jusqu’au 25 mai. Une grande partie de la population reste confinée à la maison. Dans les rues silencieuses, les gens marchent en s’éloignant les uns des autres, les mains dans les poches, un masque sur le bas du visage. Et on sait que ça va rester comme ça pour des mois.

Pour Francis Millaire, porte-parole d’un groupe d’usagers du train de Deux-Montagnes, le moment choisi par la Caisse de dépôt et placement du Québec pour fermer définitivement le tunnel du mont Royal, et l’autorisation reçue du gouvernement Legault de reprendre les grands chantiers d’infrastructure, n’a fait qu’ajouter au sentiment de résignation et d’impuissance des milliers d’usagers quotidiens de ce train qui perdent, pour quatre ans, leur lien avec le cœur de la métropole.

Le dernier train de l’histoire de cette ligne a quitté la gare Centrale vers 18 h 50 pour s’arrêter au quai de la gare Deux-Montagnes, un peu moins d’une heure plus tard. Il ne repartira plus.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Un pari audacieux

L’aventure du train de Deux-Montagnes commence aux environs de 1910. À Montréal, trois compagnies ferroviaires se livrent une féroce bataille commerciale pour le transport des passagers par train : le Canadien Pacifique (CP), la Grand Trunk Railway (GTR) et la Canadian Northern Railway (CNR). Cette dernière est désavantagée par rapport à ses deux concurrents, parce que leurs réseaux passent au sud de l’île et possèdent chacun une gare au centre-ville. Le réseau de CNR, au nord, n’y donne pas accès. Un ingénieur, Henry Wicksteed, propose une solution : percer un tunnel de cinq kilomètres de long sous le mont Royal jusqu’à son versant nord, et établir une nouvelle gare au centre-ville. Ce sera l’ancêtre de la gare Centrale d’aujourd’hui.

Les travaux commencent dès 1912. Deux équipes distinctes creusent de chaque côté de la montagne et se rejoignent avec une étonnante précision, à la fin de 1913, à près de 200 mètres de profondeur sous la montagne. L’équivalent d’un immeuble de 20 étages. La Première Guerre mondiale va ralentir les travaux d’aménagement du tunnel et des voies.

C’est finalement le 21 octobre 1918 que CNR inaugure le tunnel et sa liaison Montréal-Ottawa, dont les convois sont tirés à travers le tunnel par une locomotive électrique, une rareté. Les locomotives au charbon ou au diesel n’y sont pas admises. La ligne entière est électrifiée – c’est la première ligne de train de banlieue entièrement électrique en Amérique du Nord.

L’événement fait la une de La Presse du jour, entre la guerre et la pandémie de grippe espagnole. Le lendemain, dans le même journal, au-dessus d’une publicité soulignant l’inauguration du tunnel, on peut voir une publicité de capsules à base de créosote, d’eucalyptol et de térébène pour prévenir les « attaques » de grippe.

Lorsque CNR et d’autres entreprises ferroviaires fusionnent pour former le Canadien National (CN), en 1923, commence un âge d’or du transport par passager qui durera presque 40 ans, et qui ne commencera à s’estomper qu’avec la démocratisation de l’automobile.

Sauvetage

Jusqu’au milieu des années 60, la popularité du train de Deux-Montagnes ne se dément pas. Sa fréquentation atteint 9 millions de déplacements en 1965, un sommet qui ne sera jamais égalé, et ce, même dans les meilleures années du train de banlieue, entre 2000 et 2010.

Dix ans plus tard, l’achalandage a fondu de moitié. En 1976, le CN annonce au gouvernement du Québec son intention de mettre graduellement fin au service de trains de passagers, en 1980. En 1982, Québec confie l’exploitation du train de Deux-Montagnes et celle du train de Rigaud, exploité par le Canadien Pacifique (CP), à la Société de transport de la Communauté urbaine de Montréal (STCUM), ancêtre de la STM d’aujourd’hui, pendant qu’on décide de leur sort.

La modernisation des installations électriques, la reconstruction complète de la ligne de Deux-Montagnes et l’achat de nouvelles voitures Bombardier, un projet finalisé en 1995 au coût de 300 millions, relanceront rapidement l’attrait de ce moyen de transport.

Déclin

En 2010, l’achalandage frôlera les 8 millions de déplacements sur la ligne de Deux-Montagnes, mais le ver est dans le fruit et le déclin est brutal. Les trains sont bondés et ne répondent pas à la demande de services. Les usagers s’entassent comme des sardines dans les voitures. Les voitures tombent en panne à répétition, usées par le manque d’entretien.

L’AMT projette de doubler des tronçons de voies pour ajouter des départs, de sécuriser le tunnel pour y faire passer plus de trains, de mettre en service des voitures à deux étages pour augmenter la clientèle et améliorer le confort des passagers. Rien de tout cela ne se matérialisera.

L’annonce du remplacement du train par le REM, en 2016, a sonné le glas des projets, et accéléré la désertion des usagers, mais c’est l’épidémie de COVID-19 qui a achevé son quasi-abandon. Selon exo, l’organisme responsable des trains de banlieue, l’achalandage du réseau a chuté de 95 % par rapport à l’an dernier. On ne fait plus le décompte de passagers. Mais à titre d’exemple, on a dû évacuer un train plus tôt cette semaine en pleine heure de pointe du matin.

Il y avait en tout et pour tout 27 passagers à bord.