La Presse a arpenté les rues du centre-ville cette semaine. Elle a recueilli les témoignages d’une demi-douzaine de ses occupants. Leur constat ? La plupart ont survécu au virus grâce aux multiples programmes gouvernementaux. Mais le temps est compté, préviennent-ils. Vivement le retour des travailleurs et la réouverture des frontières sans quoi ils ne répondent plus de rien. Veillée d’armes.

Fini les fêtes à la Tour des Canadiens

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Réal Carbonneau, membre du syndicat de copropriété de la Tour des Canadiens et lui-même propriétaire d’un appartement au 34e étage

La journée commence devant les condos de la Tour des Canadiens. Le lieu traîne la fâcheuse réputation d’être le théâtre de locations Airbnb qui dérapent sérieusement. Eh bien, il n’y a plus de problème Airbnb dans la Tour, fait savoir Réal Carbonneau, membre du syndicat de copropriété et lui-même propriétaire d’un appartement au 34e étage.

« Tout est arrêté. Il n’y a plus de touristes, sourit l’homme de 43 ans. Ce n’est même plus un sujet de discussion entre copropriétaires », dit le titulaire d’un doctorat en méthode quantitative de gestion.

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L’entretien se déroule mercredi à 10 h, avenue des Canadiens-de-Montréal, à deux pas du Centre Bell et du 1250 René-Lévesque, l’un des plus importants immeubles de bureaux du centre-ville, pouvant accueillir 5000 travailleurs entre ses murs. C’est calme comme un dimanche matin pendant la grand-messe. « Ça fait six mois que c’est tranquille », soupire M. Carbonneau, qui détient également des condos au centre-ville de Toronto.

Pour ce qui est de l’avenir, ce résidant du centre-ville s’inquiète davantage des répercussions des déficits budgétaires sur le fardeau fiscal des contribuables que de la résilience de son quartier.

Le Général de la rue Peel

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Alain Creton, patron du restaurant Chez Alexandre, rue Peel

On a ensuite rendez-vous avec le patron de la maison Chez Alexandre, rue Peel.

Élancé à la de Gaulle, le restaurateur Alain Creton tient la barre de la brasserie parisienne depuis 43 ans. Il n’est pas à la veille de rendre les armes, coronavirus ou pas.

« On a engagé Daniel Vézina, le fameux chef, pour revoir la carte. Vous voyez, je relance comme au poker », dit l’homme d’affaires attablé à la terrasse couverte qui occupe un tiers de la largeur de la rue Peel. La musique d’ambiance sortant des haut-parleurs attire l’attention des passants malgré l’heure matinale.

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« Je remercie la Ville de Montréal qui ne nous a rien [facturé] pour nos terrasses. Habituellement, je dois payer 8000 $ pour les trois mois d’été », dit-il, reconnaissant. Il a aussi profité de la subvention salariale et du programme de réduction de loyer – « je paie 10 000 $ par mois au lieu de 40 000 $ ».

Éternel optimiste, le plus célèbre Français de la rue Peel a néanmoins vu la fréquentation de son établissement baisser de 40 % et a dû licencier 30 % de son personnel.

À partir du moment où les programmes d’aide cessent, c’est un secret de polichinelle que l’on va voir beaucoup plus de faillites.

Alain Creton, patron du restaurant Chez Alexandre

Déjà deux établissements de la rue Peel ont déposé leur bilan, dont L’Entrecôte Saint-Jean, une institution.

Pour éviter l’hécatombe annoncée, le représentant des commerçants de la rue Peel se joint à ceux qui réclament une réduction temporaire des taxes foncières, une économie d’environ 6000 $ mensuellement dans son cas, et invite la Ville à rouvrir complètement la rue Sainte-Catherine à la circulation automobile dès le 1er novembre.

« C’est sûr que j’ai peur quand je pense aux prochains mois. Mais ce n’est pas parce qu’on a peur qu’il ne faut pas aller à la bataille. » Le grand Charles ne l’aurait pas contredit.

Suites hôtelières à vendre

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Éric Hamel, directeur général du Crystal

Sur les 131 suites hôtelières du condotel Le Crystal, coin de la Montagne et René-Lévesque, 10, normalement, sont sur le marché en tout temps. C’est le double ces jours-ci, observe le directeur général de l’établissement, Éric Hamel, 48 ans. « Il y en a qui sont incapables de supporter le fait qu’il n’y a pas de revenus pour un an ou deux, dit-il. Ils ont quand même les taxes municipales et les [charges de copropriété] à payer. Ils souhaitent vendre leur unité, mais la valeur a beaucoup baissé. »

L’hôtel géré par une société appartenant à l’entrepreneur Pierre Parent et à la famille Essaris (de Stationnement Métropolitain) fonctionne au ralenti depuis sa réouverture à la mi-mai. Habituellement, l’occupation frôle les 90 % en août, signale M. Hamel, en poste depuis sept ans. Le taux d’occupation a été à peine de 15 % cet été. Environ 80 % du personnel n’a pas été rappelé, soit 75 personnes. Le patron tue le temps en faisant le ménage des chambres.

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Jusqu’ici, l’équipe de gestion a réussi à garder la tête hors de l’eau grâce aux subventions salariales. Les prochains mois l’effraient cependant.

M. Hamel a espéré que la subvention soit maintenue pour l’hôtellerie, un des secteurs les plus touchés par la pandémie. À son désarroi, le programme a été revu à la baisse et prendra fin en novembre. M. Hamel s’attend à ce que ses difficultés persistent au moins jusqu’en juin 2021.

« C’est tough. On a besoin d’une aide, implore Éric Hamel. Tant que les frontières restent fermées, il doit y avoir une aide plus grande faite aux hôtels », soutient-il. Il souhaite également que les sièges sociaux donnent l’exemple et qu’ils rappellent rapidement le quart de leurs employés au centre-ville.

Un hôtel quatre étoiles reste fermé

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Coin Sherbrooke et Peel, l’hôtel de la chaîne américaine Omni n’a toujours pas rouvert ses portes depuis le 24 mars et n’entend pas les rouvrir avant 2021. Le directeur général, Jean-François Pouliot, reçoit La Presse dans le hall anormalement silencieux. Un peu plus et on verrait surgir du film The Shining le petit Danny et son Big Wheel.

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Jean-François Pouliot,
directeur général de l’hôtel Omni Mont-Royal

Avant la pandémie, c’était record après record. L’an passé, mon tarif par chambre était supérieur à 200 $ la nuit pour un taux d’occupation de 70 %. Là, c’est fini.

Jean-François Pouliot, directeur général de l’hôtel Omni Mont-Royal

Ses longues journées sont consacrées à réinventer l’actif immobilier. « J’ai 300 chambres et je n’ai plus besoin de 300 chambres. » M. Pouliot envisage tous les scénarios, comme la conversion de l’établissement en un immeuble multiusage ou encore le jumelage de chambres pour les transformer en suite avec cuisinette et les offrir en séjour prolongé.

« Nous étions un hôtel à congrès. L’essor du télétravail va augmenter le besoin de se rencontrer face à face, avance-t-il. Si je comprends bien ces besoins et que je m’équipe en conséquence, je vais répondre à ces besoins. Plus on y réfléchit, plus on pense rester dans le congrès », confie le DG. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, en somme.

Ciel ! mes (vieux) bijoux

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Audrée Michaud et Michèle Côté,
fondatrices de la bijouterie Flamme en rose

En entrant dans la bijouterie en début d’après-midi, le journaliste imaginait trouver le propriétaire au bord de la déprime, faute de clients. Rien de tel chez Flamme en rose, au 620, rue Cathcart, près du square Phillips et du magasin La Baie.

L’entreprise, qui crée et fabrique ses merveilles à même son atelier montréalais, investit pas moins de 40 heures par semaine dans son site web pour faire mousser son référencement sur Google. Résultat : les commandes n’ont jamais cessé d’affluer en dépit de l’absence des consommateurs au centre-ville. « Les gens ont fait du ménage durant le confinement. Ils ont ressorti leurs vieux bijoux démodés. Comme on offre le service de transformation de bijoux, ils nous ont trouvés sur le web », se réjouit Michèle Côté, copropriétaire en compagnie d’Audrée Michaud.

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N’empêche, le chiffre d’affaires est en recul de 25 % en un an. La PME a dû recourir aux programmes de subvention salariale, d’aide au paiement de loyer commercial et au prêt d’urgence de 40 000 $ pour passer à travers la crise. Aujourd’hui, sa survie n’est plus en cause et ses sept employés travaillent à temps plein.

Plus d’employés, moins de bureaux

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Steven Jast, président de Gazelle.ai et de ROI

« Je suis triste pour le centre-ville, confie pour sa part Steven Jast, président de Gazelle.ai et de ROI, des entreprises spécialisées dans la prospection d’investissements directs étrangers. « Les petits restos et les boutiques ferment. Dans notre immeuble [le Sommer, au 416, boulevard De Maisonneuve Ouest], je me demande si nous ne sommes pas les seuls occupants qui sont revenus. »

Sa réalité est un condensé de celle du monde des affaires en 2020. Son entreprise traditionnelle de consultation, ROI, a vu ses revenus dégringoler pendant la pandémie ; tandis que sa division technologique Gazelle.ai, une base de données intelligente facilitant l’identification d’entreprises en forte croissance, a continué sur son erre d’aller. Ses revenus progressent de 50 à 60 % par rapport à 2019.

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Travailler de la maison se fait aisément et la productivité continue d’être au rendez-vous après six mois, assure-t-il.

Au point que la dynamique des négociations entourant le renouvellement de son bail a changé du tout au tout. « Notre bail arrive à échéance dans 18 mois, il est absolument hors de question que je signe un nouveau bail de 8000 pieds carrés comme actuellement », dit-il. La superficie sera réduite de moitié, même si son effectif a augmenté.

Une rentrée avec 700 élèves en moins

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Myrianne Collin, directrice générale du Collège LaSalle

L’après-midi tire maintenant à sa fin et la rue Sainte-Catherine s’anime à l’ouest de Crescent. Une clientèle jeune et bigarrée déambule sans se presser. On est attendu à 15 h 30 au Collège LaSalle, établissement collégial privé bilingue. Passé les portes de l’établissement, on est accueilli par un gardien armé d’un thermomètre frontal.

Même en mode hybride (en classe et en ligne), la rentrée dans les universités et les cégeps contribue à ranimer un tant soit peu le centre-ville, fait-on remarquer à notre hôtesse, après avoir pris congé du comité d’accueil.

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« On a 30 % de nos cours qui se donnent sur le campus, explique Myrianne Collin, directrice générale, en poste depuis deux ans. La priorité est donnée aux cours techniques. Mais tous les élèves ont au moins un cours par semaine au campus », assure-t-elle.

Selon les journées, j’ai entre 1000 à 1500 élèves qui circulent à nos étages.

Myrianne Collin, directrice générale du Collège LaSalle

Pour la session d’automne, le Collège LaSalle enseigne à 3600 élèves à ses campus de Montréal et de Laval, en baisse de 16 % par rapport aux 4300 élèves l’an passé.

« Il nous manque les élèves internationaux qui auraient dû être au Québec cet automne pour commencer leur parcours collégial, indique l’ex-VP principale chez Québecor. On en attendait entre 700 et 800. » Leur arrivée au pays reste tributaire des directives qui seront données par l’Immigration.

Pour compenser le manque à gagner, le cégep a lancé des programmes 100 % en ligne. Environ une centaine de Québécois s’y sont inscrits.

On le voit, les écueils sont nombreux sur le chemin de la reprise. En l’absence d’un vaccin ou d’un médicament, l’avenir sera influencé par le gouvernement québécois qui, pour le moment, reste discret sur une quelconque stratégie d’intervention au centre-ville de Montréal, pourtant l’un des principaux pôles d’activité économique de la province.

Secteur par secteur

Tourisme et hôtellerie

Le taux d’occupation des hôtels est à 26 % après huit mois à Montréal. Au centre-ville, seulement 15,6 % des chambres ont été occupées en août. Le tarif moyen a reculé de 20 % par rapport à 2019, à 150,29 $ par nuit. La perte des revenus s’élève à 430 millions depuis le 1er janvier, soutient Ève Paré, PDG de l’Association des hôtels du Grand Montréal. Ses 106 membres demandent un programme pour les aider à absorber une partie des frais fixes comme les taxes foncières. Ils prévoient que l’occupation restera sous les 45 % en 2021.

Bureaux

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Miguel Escobar, stratège international en investissement immobilier, s’attend à une diminution moyenne de plus de 30 % des besoins en bureaux par occupant.

« Le marché des bureaux sera difficile partout sur la planète dans les prochaines années », entrevoit Miguel Escobar, stratège international en investissement immobilier. « Au fur et à mesure que les baux typiques de cinq ans arrivent à échéance, les chefs d’entreprise vont vouloir revoir à la baisse leurs besoins en bureaux », soutient-il. À terme, M. Escobar s’attend à une diminution moyenne de plus de 30 % des besoins en bureaux par occupant.

Résidentiel

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Le centre-ville de Montréal peut s’attendre à une « série de fermetures » dans les prochaines semaines, surtout chez les détaillants indépendants.

Les premières observations de l’impact de la COVID-19 sur le marché immobilier résidentiel au centre-ville se confirment au fil des mois. Les conditions de marché se desserrent, une exception au Québec. Depuis le début 2020, le nombre de transactions recule et les nouvelles inscriptions de propriétés à vendre augmentent dans l’arrondissement de Ville-Marie, signale Charles Brant, économiste de l’Association professionnelle des courtiers immobiliers du Québec. Les prix n’ont toutefois pas commencé à baisser, sauf dans Griffintown où le prix médian des condos a reculé de 2 % en août.

Commerce de détail

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Les premières observations de l’impact de la COVID-19 sur le marché immobilier résidentiel au centre-ville se confirment au fil des mois.

Le centre-ville de Montréal peut s’attendre à une « série de fermetures » dans les prochaines semaines, surtout chez les détaillants indépendants. « Sur Sainte-Catherine, nos membres sont à peu près à 50 % de leur volume actuel. C’est très difficile d’assumer les coûts sur le long terme. Ils sont totalement à risque », avance le directeur général du Conseil québécois du commerce de détail, Stéphane Drouin, qui trouve malgré tout le terme « hécatombe » trop fort. Il affirme que la période des Fêtes sera « charnière » pour la suite, alors que la consommation pourrait repartir à la hausse. « Avec le Black Friday qui s’en vient, on peut penser que la situation va s’améliorer. Rendu là, pour nous, ça passe ou ça casse », illustre M. Drouin.

– Avec Henri Ouellette-Vézina, La Presse