Mal conçu. Mal construit. Mal entretenu. Le pont Champlain a donné des sueurs froides aux ingénieurs ces dernières années. Retour sur le climat stressant qui a marqué sa fin de vie. Et sur la grande frousse de novembre 2013 qui a fait craindre le pire.

À 22 h, ce soir, le pont Champlain sera complètement fermé à la circulation en direction de la Rive-Sud de Montréal. Pas pour la nuit. Pas pour la fin de semaine. Pour toujours. Il a finalement tenu bon jusqu’au bout.

Lundi matin, on ouvrira les voies de circulation du pont Samuel-De Champlain vers la Rive-Sud, et la vieille structure rongée par le sel aura vraiment achevé sa vie utile après 57 ans de service, jour pour jour.

« Il était temps », convient sans détour la première dirigeante de la société fédérale Ponts Jacques-Cartier et Champlain (PJCCI), Sandra Martel, qui a travaillé avec des dizaines d’autres ingénieurs et consultants durant 12 ans dans une « optique de fin de vie » et un climat « stressant », pour assurer la sécurité des dizaines de milliers d’usagers quotidiens de ce pont.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Sandra Martel, première dirigeante de la société fédérale Ponts Jacques-Cartier et Champlain (PJCCI)

« Aujourd’hui, on est très fiers parce qu’on a rempli notre mission, qui était de l’amener jusqu’à l’ouverture du nouveau pont. C’est une réussite énorme. Mais, en même temps, il y a une tristesse. On y travaille tous les jours, on parle de Champlain tout le temps. C’est sûr que ça vient toucher au cœur [de PJCCI]. Pour les ingénieurs qui étaient attitrés au pont, ça tourne une page. »

Mais ça ne fermera pas le livre. Pas tout de suite. Le pont Champlain a encore des mystères à révéler. Et c’est avec enthousiasme que Sandra Martel, l’ingénieure, parle de sa déconstruction, qui coûtera environ 300 millions, et que l’on souhaite transformer en un vaste laboratoire d’ingénierie appliquée.

Au cours des prochaines années, la « dissection » de la dépouille du pont Champlain permettra de comprendre tout ce qui a fonctionné de travers dans la construction de ce pont inauguré en 1962.

On documentera entre autres l’état réel d’innombrables câbles en acier qui quadrillent la totalité de cette structure, qui étaient essentiels à la stabilité et à la sécurité du pont, et dont on a, encore aujourd’hui, qu’une assez vague idée de leur état, parce qu’ils sont dissimulés dans le béton.

Ces dernières années, quand on perçait une « fenêtre » dans la masse de béton du pont, juste pour voir, ce qu’on observait n’était pas toujours rassurant.

Impossible à réparer

On a souvent dit à quel point le pont Champlain avait été mal conçu, mal construit et mal entretenu, du moins dans la première moitié de sa vie utile. Son histoire, déjà richement documentée en études et analyses d’ingénierie, pourrait bien devenir une pièce de référence, une sorte d’encyclopédie de tout ce qu’il ne faut pas faire quand on construit un pont.

« Il faut bien que ça serve », explique avec philosophie la première dirigeante de PJCCI.

Pourquoi le pont a-t-il été fait comme ça, à l’origine ? C’était pour économiser. Il a été conçu très mince, très effilé, parce que ça coûtait moins cher.

Sandra Martel, première dirigeante de la société fédérale Ponts Jacques-Cartier et Champlain

Ce n’était pas par ambition architecturale que le pont Champlain était si « mince », mais parce qu’en diminuant la masse totale de la structure, on allait notamment pouvoir construire des piles plus petites, et économiser une fortune en voyages de béton.

En ce sens, la décision la plus radicale fut probablement de ne pas construire de tablier sur la superstructure du pont — une décision que l’on attribue historiquement au constructeur du pont, qui aurait choisi cette méthode parmi 29 variantes parce que c’était la moins chère.

La chaussée du pont Champlain a ainsi été conçue à même les 350 poutres de soutien qui le composaient. Pour décrire le pont Champlain, il faut imaginer sept rangées parallèles de 50 poutres, toutes reliées par des dalles intercalaires que l’on attachait aux poutres avec des câbles d’acier transversaux, avant de mettre le tout sous haute tension pour que tous les morceaux tiennent bien ensemble.

Jugée 60 ans plus tard, cette idée s’avère parfaitement idiote, et sa conséquence la plus grave aura été de rendre le pont impossible à réparer. En raison de sa conception même, « où tout est pris ensemble par des câbles post-tensionnés, dans les deux directions », il est juste impossible de remplacer une poutre ou une dalle de béton endommagée, ou de les séparer les unes des autres sans couper cette post-tension qui tient tout le pont ensemble. La réaction en chaîne d’une telle rupture, dans tout le reste de la structure, est impossible à calculer.

En 2010, un consultant en ingénierie de PJCCI suggérait même que la rupture de l’une des poutres de rive du pont pouvait entraîner l’affaissement progressif de toute une travée de la structure. Ce n’est pas arrivé. Mais ç’aurait pu (voir autre texte plus bas).

« Il a beaucoup donné »

À la veille de la fermeture définitive du pont Champlain, la première dirigeante de PJCCI, société fédérale qui en a pris soin depuis plus de 30 ans, porte ainsi un jugement beaucoup moins sévère que celui de la majorité de ses observateurs (et de ses usagers) à l’égard des concepteurs. Dans les années 60, insiste-t-elle, on utilisait assez peu le sel de voirie pour déglacer les routes l’hiver, si bien que l’on ne savait pas grand-chose des effets corrosifs du sel sur des structures de béton.

Aussi mal foutu qu’il ait été, souligne-t-elle, le pont Champlain est tout de même encore aujourd’hui, et pour sa toute dernière journée, la plus importante porte d’entrée routière de la métropole.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La déconstruction du pont Champlain coûtera environ 300 millions.

Chaque année, rappelle Mme Martel, environ 20 milliards de dollars de marchandises transitent par ce pont.

Chaque jour, pendant des décennies, entre 130 000 et 160 000 automobilistes et camionneurs l’ont traversé, sans problème.

Et, chaque matin, plus de 20 000 usagers des transports collectifs de la Rive-Sud de Montréal ont traversé le fleuve Saint-Laurent sur le pont Champlain pour se rendre à Montréal. Ils étaient aussi nombreux à l’heure de pointe du soir à le traverser en sens inverse. Tous les jours de la semaine.

Le pont Champlain a vécu. Et, peu importe le jugement de l’Histoire, aux yeux de Sandra Martel, « il a beaucoup donné ».

La grande frousse de la super-poutre

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

La super-poutre a été installée sur le pont Champlain à la fin du mois de novembre 2013.

Ça s’est passé en novembre 2013, le 12, un mardi. En après-midi, alors que des surveillants de la Société des Ponts Jacques-Cartier et Champlain (PJCCI) procèdent à une inspection visuelle de routine du pont Champlain, ils remarquent une longue fissure verticale qui fait presque deux millimètres de largeur dans la poutre 28W-29W P7, située près de L’Île-des-Sœurs, en direction de la Rive-Sud.

La dernière fois que cette poutre avait été inspectée, cette fissure n’était pas là. Elle est longue. Et pour un ingénieur de structure, elle est surtout très large. On ordonne rapidement la fermeture d’une voie de circulation vers la Rive-Sud pour une durée indéterminée, le temps de concevoir une stratégie de réparation.

Dix jours plus tard, le 22 novembre, cette stratégie s’effondre. La fissure s’est allongée. En pleine nuit, on ordonne la fermeture immédiate d’une deuxième voie de circulation vers la Rive-Sud, celle du centre. Et dans les heures qui suivent, on déclenchera la plus spectaculaire et la plus singulière opération de sauvetage d’un pont jamais réalisée au Canada : l’installation de la « super-poutre », réalisée avec grand succès dans les derniers jours de novembre.

Mais à ce moment, le 22 novembre, quand on sonne l’alerte en raison de l’allongement de la fissure, les ingénieurs de PJCCI sont en territoire inconnu.

En 12 ans de combat pour maintenir le pont Champlain debout, dit la première dirigeante Sandra Martel, cette période a été la seule durant laquelle les ingénieurs de PJCCI ont eu peur, vraiment peur, de perdre le pont défaillant et de se retrouver dans l’épicentre d’une catastrophe économique pour toute la région métropolitaine.

La super-poutre

L’utilisation de la super-poutre pour pallier la défaillance d’une poutre de rive du pont Champlain avait été imaginée à l’interne par des ingénieurs de PJCCI et des consultants, pour répondre à une situation d’urgence qui, espérait-on, ne surviendrait jamais. La poutre était fabriquée, démontée, entreposée et prête à être utilisée, mais la logistique d’une telle opération n’avait, évidemment, jamais été testée.

En tant qu’ingénieure à la planification des chantiers sur le pont Champlain, à l’époque, Mme Martel a été aux premières loges de la spectaculaire opération d’installation de la poutre en acier de 75 tonnes, sous l’œil attentif de tous les médias de la province. L’opération a été une réussite complète.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

La « super-poutre » avant son installation sur le pont Champlain

Le soulagement n’a été que temporaire, dit l’ingénieure. Pas le temps de souffler. Une fois ce sauvetage in extremis accompli, PJCCI tout entière s’est mise sur le mode turbo pour sécuriser en priorité les 100 poutres de rive du pont, qui présentaient toutes le risque de faire comme la 28W-29W P7.

Une gestion stressante

Ce n’est que trois ans plus tard, en 2016, avec l’installation du dernier des treillis d’acier destinés à soutenir les poutres de rive, qu’on a commencé à respirer un peu mieux à PJCCI.

« À partir de là, on était plus en contrôle de la situation. »

Alors qu’on est sur le point de le fermer, Sandra Martel affirme que « gérer ce pont-là, ça s’est passé en mode stress », en ce sens qu’on devait constamment chercher de l’information, déployer des capteurs pour enregistrer les moindres frémissements de la structure sur ses 3,4 km de longueur, et réagir au quart de tour à une mer de données télémétriques. « Malgré cela, dit-elle, on est toujours restés en mode réaction. »

Ça nous a beaucoup occupé l’esprit depuis 10 ans, de s’occuper du pont Champlain, mais dans une optique de fin de vie.

Sandra Martel, première dirigeante de la Société des Ponts Jacques-Cartier et Champlain

« Le pont Jacques-Cartier, c’est bien plus le fun de s’en occuper, parce qu’on est en train de lui donner une deuxième vie, on va l’amener jusqu’à 150 ans [en 2080], et tout est positif », dit-elle.

« Tandis qu’avec Champlain, poursuit-elle, le but, c’était de le maintenir sécuritaire, en faisant des investissements responsables, mais avec une fin prévue. C’est toute une autre gestion. Ça a affecté des gens. C’est moins positif. »

« Le pont Champlain a fait son temps, conclut Mme Martel. Et il l’a fait jusqu’au bout. Je suis contente qu’on le ferme maintenant, et qu’il ait encore six voies de circulation en service. C’était la prochaine étape, s’il avait fallu le prolonger encore : fermer des voies de circulation. L’eau s’est infiltrée sous la glissière de sécurité au centre du pont, et les poutres centrales, en dessous, montrent maintenant les mêmes signes de dégradation que les 100 poutres de rive. »

Le matin de cette rencontre avec La Presse, toutes les données de comportement du pont que continue d’enregistrer et d’émettre son réseau de capteurs et de fibre optique pour PJCCI sont au vert. Le pont est stable. Aurait-il pu rester en service encore longtemps ? Mme Martel hausse les épaules. La question est purement rhétorique et ne l’intéresse visiblement pas.

« Il ne pourrait pas rester en place bien longtemps, parce que les 100 treillis d’acier qui supportent ces poutres de rive n’ont pas été faits pour durer des années, explique-t-elle. De plus, la dalle du pont serait devenue le prochain enjeu majeur pour le garder en service. C’est post-tensionné, donc, si on commence à perdre des morceaux de dalle, le pont deviendrait à peu près impossible à ramener. »

Il n’y avait pas de date de péremption, ajoute-t-elle. « Mais il était temps. »

Des entraves majeures à la circulation ce week-end

L’ouverture des voies de circulation du nouveau pont Samuel-De Champlain, en direction de la Rive-Sud, va entraîner en fin de semaine un grand nombre d’entraves majeures à la circulation sur le réseau autoroutier de la région métropolitaine.

L’autoroute 15 sera complètement fermée en direction sud à compter de minuit, ce soir, à partir de l’autoroute Décarie (A15) dans le secteur Notre-Dame-de-Grâce, à Montréal, jusqu’à la hauteur du boulevard Taschereau, sur l’autoroute 10, à Brossard.

IMAGE FOURNIE PAR LE MINISTÈRE DES TRANSPORTS DU QUÉBEC

Entraves de la fin de semaine du 28 juin au 1er juillet

L’ensemble du corridor de l’A15, dans l’axe du nouveau pont Samuel-De Champlain, sera rouvert à la circulation lundi matin, jour de la fête du Canada, à 11 h.

Demain soir

C’est dans la soirée de demain que les impacts de cette fermeture de grande envergure devraient être le plus durement ressentis.

Le pont Honoré-Mercier, en chantier depuis mercredi dernier, est réduit à seulement une voie de circulation par direction, et ce, jusqu’au 20 juillet prochain. 

IMAGE FOURNIE PAR LE MINISTÈRE DES TRANSPORTS DU QUÉBEC

Le pont Honoré-Mercier, en chantier depuis mercredi dernier, est réduit à seulement une voie de circulation par direction, et ce, jusqu’au 20 juillet prochain. 

De plus, le pont Jacques-Cartier sera lui aussi complètement fermé à la circulation dans les deux directions, entre 20 h 30 et 23 h 30, demain soir, pour la tenue du premier des grands feux d’artifice de l’été, à La Ronde.

Ainsi donc, demain soir, trois des principaux ponts reliant Montréal à la Rive-Sud seront simultanément fermés ou entravés. Ces trois ponts, Jacques-Cartier, Champlain et Mercier, offrent un total de sept voies de circulation vers la Rive-Sud. Pendant une brève période, il n’en restera qu’une seule en service, sur le pont Mercier.

Un adieu à Champlain

Le pont Victoria, entre la Cité du Havre de Montréal et Saint-Lambert, sur la Rive-Sud, pourrait représenter une solution de rechange intéressante pour les automobilistes sortant du centre-ville de Montréal. Ses deux voies de circulation seront orientées pour toute la fin de semaine vers la Rive-Sud. 

Malgré cela, la situation sera tellement critique, demain soir, après la fermeture du pont Jacques-Cartier et celle de l’autoroute Ville-Marie (A720 Est), entre le centre-ville et l’avenue Papineau, qu’un étroit chemin de fuite sera créé de toutes pièces pour quelques heures, vers la Rive-Sud, en passant sur le vieux pont Champlain.

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Lien temporaire pendant les feux d’artifice

Ce chemin sera aménagé le long de l’autoroute Bonaventure, en provenance du centre-ville, par le consortium Signature sur le Saint-Laurent, qui est responsable de la construction du nouveau pont. Sa construction nécessitera 250 tonnes d’asphalte, et il ne sera accessible que durant quatre heures, demain soir, entre 21 h et 1 h du matin, en raison des fermetures simultanées de Champlain et de Jacques-Cartier.

Les automobilistes qui utiliseront ce chemin très temporaire seront les toutes dernières personnes à utiliser le pont Champlain pour traverser le fleuve Saint-Laurent, puisque le vieux pont est officiellement mis à la retraite complète, après 57 ans de service.

Autoroute 15 Sud

Dans le long corridor de l’A15 qui sera fermé ce week-end vers la Rive-Sud – le trafic en sens inverse ne sera théoriquement pas touché –, le vieux pont Champlain sera le premier à être fermé, dès 22 h, ce soir.

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Secteur de L’Île-des-Sœurs

Les autoroutes 15 Sud et Bonaventure, qui alimentent le pont, fermeront à minuit. Dans le cas de l’autoroute Bonaventure, le trafic en provenance du centre-ville sera dévié à partir de la sortie 2 de l’autoroute menant dans le secteur Griffintown et la Cité du Havre.

Sur l’autoroute 15, les entraves seront aussi en vigueur à minuit, à partir de l’autoroute Décarie, dans l’échangeur Turcot, et jusqu’au pont Champlain.

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Échangeur Turcot

Enfin, sur la Rive-Sud, l’autoroute 10 Est, à la sortie du pont, en direction de Sherbrooke, sera fermée pour la fin de semaine à la même heure.

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Secteur du pont Champlain

Toutes ces infrastructures routières rouvriront à 11 h lundi matin, pour la mise en service finale des dernières voies de circulation du nouveau pont Samuel-De Champlain, en vue des 125 prochaines années.

Souhaitons-le.