Deux ans après avoir enquêté sur l’infiltration du crime organisé dans le remorquage à Montréal, le Bureau de l’inspecteur général (BIG) a de nouveau cette industrie dans sa ligne de mire, a appris La Presse.

Au cœur de cette nouvelle enquête : la vidéo d’une rencontre, filmée à l’insu de certains participants, tenue en février 2016 entre un individu que la police considère comme un membre de la mafia montréalaise et les patrons de deux des plus importantes sociétés de remorquage de la métropole, Météor et Top Speed.

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Météor est l’une des plus importantes sociétés de remorquage de Montréal.

Cette vidéo filmée il y a trois ans a fait surface il y a quelques semaines, au moment où la Ville de Montréal lançait un processus d’appel d’offres et expérimentait un nouveau processus d’attribution de contrats dans le secteur du remorquage des véhicules accidentés. Ces changements faisaient suite au rapport du BIG sur l’implication du crime organisé dans l’industrie du remorquage, publié en avril 2017.

« Nous enquêtons actuellement sur des extraits vidéo que nous avons reçus. Mais avant de les interpréter, il faut connaître le contexte, rencontrer les témoins et prendre en considération tous les éléments, dont le reste de la vidéo, pas seulement un extrait. Nous ferons rapport une fois l’enquête terminée », a déclaré à La Presse l’inspecteur général adjoint et patron des enquêtes au BIG, Michel Forget.

« Sois à tel restaurant dans 20 minutes »

La vidéo a été tournée dans un restaurant de Laval, au moment où l’industrie du remorquage des véhicules accidentés à Montréal était secouée par des actes d’intimidation. La Presse a obtenu des extraits de la vidéo, d’une durée totale de près de cinq minutes, et a pu s’assurer de leur authenticité.

En entrevue à La Presse, le patron de Météor, Serge Landry, a donné sa version du contexte dans lequel a eu lieu cette rencontre filmée à son insu, insiste-t-il.

Tout a débuté à la fin de 2015, lorsqu’un proche de M. Landry a raconté à une tierce personne qu’il y avait des tensions dans l’industrie du remorquage et que deux dépanneuses de Météor venaient d’être incendiées. Cette personne a alors communiqué avec Serge Landry, l’invitant à rencontrer quelqu’un. Lorsque M. Landry s’est rendu au lieu du rendez-vous, on lui a présenté GP Tiberio.

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GP Tiberio

Ce dernier a déjà été considéré par la police comme un acteur important et une étoile montante de la mafia montréalaise.

Tiberio a été propriétaire de la société de remorquage A9. La Presse avait publié un article en avril 2016 sur cette entreprise aux pratiques alors douteuses.

Serge Landry raconte avoir ensuite reçu un appel de Tiberio, le 11 février 2016. « Il m’a dit : “Sois à tel restaurant dans 20 minutes.” »

Au restaurant, les patrons de Top Speed, Patrick Poulin et Fady Tabcharani, étaient accompagnés de leur gérant, Jamal Cheikh-Hussein. Tiberio est arrivé peu après. Les cinq hommes se sont assis à une table. Tiberio a demandé à tous les participants de lui remettre leurs téléphones cellulaires, qu’il a ensuite confiés à une serveuse, pour qu’elle les conserve le temps de la rencontre, pour que celle-ci ne soit pas enregistrée, croit le patron de Météor.

Selon ce dernier, le but de la réunion était de réduire les tensions, et ce fut là l’essentiel de la conversation, dit-il.

Au bout d’environ une heure et demie, tout le monde est parti en se serrant la main. De fait, le secteur du remorquage des véhicules accidentés a été relativement calme à Montréal depuis, jusqu’à ce que la vidéo de la rencontre de 2016, tournée par une caméra cachée dans un objet posé sur la table, refasse surface.

M. Tiberio n’a pas voulu commenter les informations obtenues par La Presse.

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Top Speed est l’une des plus importantes sociétés de remorquage de Montréal.

« Nous voulions nous protéger »

Le patron de Top Speed et ancien joueur du Canadien, Patrick Poulin, nous a pour sa part expliqué qu’il a appris l’existence de cette vidéo le lendemain de la rencontre.

Il a admis que la vidéo a été tournée par l’un des représentants de son entreprise assis à la table avec lui. « Nous voulions nous protéger », dit-il. Il a également avoué à La Presse que sa société a fait circuler la vidéo.

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Patrick Poulin (sur une photo de 2003), patron de Top Speed

« Il faut que les gens sachent qui se trouvait avec M. Landry. Je ne suis pas là pour juger, mais la vidéo est là. » — Patrick Poulin, patron de Top Speed

Serge Landry réplique qu’il ne connaissait pas M. Tiberio avant de le rencontrer une première fois, et qu’il ne savait pas à qui allait le présenter la tierce personne. « Ce n’est pas un ami, et je ne le fréquente pas. Si la mafia est intervenue, c’était probablement pour son propre intérêt, car les tensions dans l’industrie du remorquage faisaient en sorte qu’en 2016, les policiers du groupe Éclipse interceptaient les remorqueuses et fouillaient les véhicules, ce qui ne faisait pas l’affaire de certaines personnes », affirme le patron de Météor.

L’escouade Éclipse a été créée en 2008. Ses policiers sont spécialisés dans la surveillance des établissements licenciés et la collecte de renseignements.

Torpiller le processus ?

Le nouveau processus d’attribution des contrats de remorquage des véhicules accidentés à Montréal prévoit que les entreprises qui franchissent avec succès l’étape de l’appel d’offres doivent ensuite remporter un tirage au sort — ou s’y positionner favorablement — réalisé dans 13 secteurs de l’île de Montréal.

Une fois qu’une entreprise est favorisée par le tirage au sort et termine première dans un secteur, elle fait ensuite l’objet d’une enquête de sécurité et de réputation de la police de Montréal. Même si elle a terminé première au tirage au sort, une société qui ne passe pas avec succès l’enquête de sécurité est écartée.

Météor vient de remporter le tirage au sort dans 2 des 13 secteurs. M. Landry croit que la circulation récente de la vidéo a pour but de le discréditer, pour qu’il perde ses contrats après l’enquête de réputation et donner une impression de collusion. Ce qui n’est pas le cas, assure-t-il.

« On veut aussi essayer de nuire au processus d’attribution de contrats de remorquage accident mis en place par la Ville de Montréal », affirme-t-il.

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Serge Landry, patron de Météor

« Il y a peut-être des remorqueurs qui, actuellement, savent qu’ils n’ont pas été acceptés par la Ville. » — Serge Landry, patron de Météor

Patrick Poulin admet que sa société est sur le point de perdre deux territoires qu’elle avait gagnés au tirage au sort. « On ne sait pas pourquoi. Ils ne nous le disent pas et même vous, vous ne le sauriez pas même si vous faites une demande d’accès à l’information », soutient le patron de Top Speed.

« Mais nos démarches ne visent pas à torpiller le processus, poursuit-il. Au contraire, on le trouve bon. Mais on veut que ce soit juste et on veut que tout le monde soit traité de la même façon. En ce moment, ce n’est pas ce que l’on ressent. » M. Poulin confirme avoir rencontré des enquêteurs du BIG.

Aucun contrat accordé

À la Ville de Montréal, on affirme qu’aucun contrat n’a encore été attribué dans les 13 secteurs concernés.

« À la suite des recommandations du BIG, et en raison de la nature des services prévus et du fait que ces services comprennent le remorquage et le remisage de véhicules appartenant à des citoyens ou à des tiers, la Ville procède à une enquête de sécurité sur le soumissionnaire, ses administrateurs, dirigeants, actionnaires, employés et sous-traitants. L’enquête de sécurité permet à la Ville de s’assurer de l’intégrité du soumissionnaire. Bien que le rapport du BIG ne comportait pas d’échéancier pour accorder ces contrats, nous souhaitons que ceux-ci soient accordés dès que possible. Il est toutefois important de prendre le temps de faire ces vérifications de sécurité », nous a répondu une porte-parole de la Ville, Laurence Houde-Roy.

Le Service de police de la Ville de Montréal a refusé de commenter les enquêtes de réputation en cours.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Qui est GP Tiberio ?

Considéré par la police comme un membre de la mafia montréalaise, il a déjà été proche des Siciliens et de membres de la cellule de Francesco Arcadi. Il serait également proche d’influents motards du Québec et de l’Ontario. Arrêté en 2006 dans une enquête de la GRC baptisée Channel visant des importateurs et des trafiquants de drogue, il a été condamné à trois ans de pénitencier pour complot d’importation de cocaïne. Ce sont ses seuls antécédents judiciaires au Québec. Selon une enquête commune de la CBC et du Globe and Mail, il aurait été impliqué, avec le défunt parrain Vito Rizzuto, dans une tentative de prise de contrôle d’un casino en République dominicaine.

Lors d’une conversation captée par la police en août 2015 dans le bureau de l’ancien criminaliste Loris Cavaliere, Stefano Sollecito, Leonardo Rizzuto et le chef de gang Gregory Woolley ont exprimé leur manque de confiance envers Tiberio. Sollecito, qui était considéré comme le chef intérimaire de la mafia à cette époque, a alors proposé de lui attribuer le territoire de Rivière-des-Prairies, dans le nord-est de Montréal. Il fait l’objet d’une ordonnance d’interdiction de posséder des armes.

Le rapport du BIG de 2017

En avril 2017, le Bureau de l’inspecteur général (BIG) de la Ville de Montréal a publié un rapport qui concluait que le crime organisé contrôlait le remorquage des véhicules accidentés dans la quasi-totalité des 19 arrondissements de l’île. Le BIG a amorcé cette enquête après avoir constaté la présence du crime organisé dans l’industrie et une multiplication des actes d’intimidation depuis que la Ville avait mis fin aux contrats d’exclusivité dans les arrondissements en 2015. Les enquêteurs du BIG ont rencontré plus d’une centaine de propriétaires et d’employés de sociétés de remorquage, des membres du crime organisé et des employés de la Ville de Montréal. Le BIG a notamment établi que l’implantation du crime organisé dans l’industrie faisait en sorte que les frais de remorquage pouvaient être de quatre à huit fois plus élevés. Sans les nommer, le rapport indiquait que des entrepreneurs étaient liés au crime organisé, ou que leurs patrons avaient des liens familiaux ou amicaux avec des membres du crime organisé, ou encore devaient verser des redevances à des motards, des mafiosi ou des membres de gangs de rue.