Samedi matin, les gens qui vivent à L'Île-des-Soeurs étaient moins des insulaires ou des résidants que des prisonniers. Il fallait patienter jusqu'à 40 minutes en auto juste pour sortir de l'île et accéder à l'autoroute Bonaventure, la seule voie de sortie qu'il leur reste depuis que l'accès à l'autoroute 15 a été fermé, «jusqu'à l'ouverture du nouveau pont Champlain». Sauf que l'autoroute Bonaventure, manque de pot, était en chantier, elle aussi.

Une fuite en vélo ou à pied? Pas question, parce que la piste cyclable et le sentier piétonnier qui relient l'île à la terre ferme dans l'arrondissement de Verdun étaient... fermés pour la fin de semaine!

«Je ne sais pas si vous vous souvenez de la série télé Le prisonnier, où un homme essaie de se sauver de son village par tous les moyens et n'y arrive jamais. C'est comme ça à L'Île-des-Soeurs en ce moment», raconte Louise Ialongo, une résidante de l'endroit.

«Et si vous sortez un vendredi, arrangez-vous pour revenir avant 22h, parce que tout change. Le chemin qui était bon la veille ne l'est plus à partir de cette heure-là. Un soir, j'ai été prise dans les détours, je me suis retrouvée à Verdun. Je ne savais plus où j'étais. Google Maps non plus», ajoute-t-elle en riant, tout en admettant qu'elle limite désormais ses sorties de l'île au strict minimum.

Ça dure depuis quatre ans en raison des grands chantiers de l'échangeur Turcot, qui relève du ministère des Transports du Québec, du nouveau pont Champlain, qui relève d'Infrastructure Canada, et de l'autoroute Bonaventure, qui relève de la société fédérale Les Ponts Jacques Cartier et Champlain ou de la Ville de Montréal.

L'Île-des-Soeurs a beau être en périphérie de ce triangle infernal, c'est sur son territoire qu'on redessine l'ensemble des grandes infrastructures qui vont transformer l'entrée sud-ouest de la métropole, à deux pas du centre-ville de Montréal.

Spaghetti routier

Une vue à vol d'oiseau des liens unissant L'Île-des-Soeurs à Montréal, actuellement, apparaît comme un immense plat de spaghettis. Vu à partir du sol, cet enchevêtrement de bretelles, de voies temporaires, de buttes et de zones grises, encombrées de machinerie lourde, est encore plus déroutant. En quatre ans, ça n'a peut-être jamais été aussi pire, dit le président de l'Association des propriétaires et résidents de L'Île-des-Soeurs, Philippe Tremblay.

Même en étant abonné aux messageries des responsables de tous ces chantiers, qui envoient 10 ou 12 fois par semaine les détails de tous les changements de configuration, il est impossible de suivre le fil des entraves à la circulation, dit-il. Il a lui-même été surpris, vendredi soir, lorsqu'il s'est buté à une piste cyclable fermée 20 heures plus tôt que prévu. Une décision de dernière minute due à une accumulation de conditions météo défavorables qui ont retardé d'autres travaux durant toute la semaine précédente.

«Il y a une coordination entre tous les niveaux, provincial, fédéral, municipal, et avec les maîtres d'oeuvre des chantiers, explique M. Tremblay. Mais cette coordination-là, on n'en voit plus les effets. Quand on part de chez nous pour se rendre au travail, par exemple, il faut compter entre 30 et 40 minutes de plus qu'avant à cause des bouchons qui se forment dans l'île, en amont des chantiers sur les autoroutes.»

«Expropriation temporaire»

M. Tremblay n'est pas tendre envers les autorités de l'arrondissement de Verdun, qui semblent aussi dépassées par la situation actuelle, et par le poids des autorités supérieures qui dictent le pas dans l'avancement des travaux.

Le maire de l'arrondissement, Jean-François Parenteau, reconnaît que son autorité locale ne pèse pas lourd dans les décisions prises à d'autres niveaux. Il signale ainsi que tout le territoire en chantier tombe sous l'autorité du gouvernement fédéral, durant les travaux, en vertu d'une «expropriation temporaire» de toute une partie de l'île.

«Malgré cela, nous avons une très bonne collaboration avec Infrastructure Canada, et nous avons obtenu des gains importants. 

«Nous nous sommes opposés, avec succès, à la fermeture prévue du boulevard René-Lévesque à L'Île-des-Soeurs. Nous avons aussi obtenu l'ajout d'une quatrième voie qui permettra aux résidants d'accéder directement au pont de L'Île-des-Soeurs, plutôt que de devoir s'intégrer dans le trafic du nouveau pont Champlain.»

Mais avec l'échéance de l'ouverture du nouveau pont prévue pour le 21 décembre, et le retard évident du chantier, affirme le maire, «on arrive dans une période où les aspects contractuels et financiers entourant le pont Champlain ont plus d'impacts [que les revendications locales].»

«J'ai moins d'écoute, dit M. Parenteau, et à ce stade, c'est une implication du député [de Ville-Marie-Le Sud-Ouest-Île-des-Soeurs] Marc Miller qu'il nous faudrait, parce que c'est du niveau fédéral que vient maintenant la pression.»

Plus de 75 changements

Depuis le début des travaux de construction du nouveau pont Champlain, le maître d'oeuvre du projet, Signature sur le Saint-Laurent (SSL), a effectué plus de 75 changements de configuration et de construction d'ouvrages temporaires afin de réduire les impacts des chantiers sur les usagers de la route, affirme Benoît Chamontin, porte-parole de SSL.

Le pire de ces changements pour les résidants de L'Île-des-Soeurs a été mis en place le 1er octobre.

Depuis cette date, les insulaires n'ont plus accès à l'autoroute 15 Nord pour rentrer à Montréal. Ils doivent obligatoirement prendre la direction du centre-ville par l'autoroute Bonaventure, puis prendre la sortie 2 de l'autoroute, faire demi-tour et reprendre Bonaventure en sens inverse afin de se diriger vers l'A15.

Un détour de près de cinq kilomètres qui prend, en théorie, entre cinq et dix minutes. En pratique, ce détour allonge plutôt leur temps de parcours de 20 à 25 minutes en période de pointe du matin. Et il en sera ainsi jusqu'à l'ouverture du nouveau pont Champlain, dans plus de deux mois, qu'il soit livré à temps ou pas.

Selon M. Chamontin, on estime que 638 véhicules à l'heure (soit 1900 automobilistes pour toute la durée de la pointe) sont directement touchés chaque matin par cette entrave. Le scénario original, sans fermeture d'accès vers l'A15, aurait allongé les temps de parcours de plus de 6000 véhicules en pointe du matin, soit trois fois plus, dit le porte-parole de SSL.

Samedi matin, ce détour n'a pas fonctionné parce que la société fédérale Les Ponts Jacques Cartier et Champlain effectuait des travaux de structure dans la sortie que doivent emprunter les résidants de L'Île-des-Soeurs pour effectuer leur demi-tour. La situation ne devrait pas se reproduire, assure-t-on.

Sauf qu'hier soir, au moment d'écrire ces lignes, la Ville de Montréal mobilisait à son tour un nouveau chantier majeur sur l'autoroute Bonaventure, qui était fermée pour la nuit dans les deux directions...