Les automobilistes qui espéraient emprunter le nouveau pont Champlain d'ici à la fin de l'année devront fort probablement s'armer de patience, prévient le bureau du Vérificateur général du Canada (VG), qui confirme dans un rapport dévastateur un surcoût d'au moins 500 millions pour les contribuables.

Comme La Presse l'a révélé en octobre dernier, le vérificateur général Michael Ferguson a lancé un vaste « audit de performance » pour analyser le processus de remplacement du pont montréalais, évalué à 4,2 milliards de dollars. Il a dressé mardi plusieurs constats sévères sur le mode de construction choisi par Ottawa - un partenariat public-privé (PPP) - ainsi que sur la lenteur du gouvernement à prendre des décisions dans ce dossier.

« À notre avis, le projet ne sera pas mené à bien dans le respect du budget original, conclut l'audit. Même si des ressources supplémentaires étaient affectées aux travaux de construction ou si de nouvelles méthodes de construction étaient utilisées, le respect de l'échéance révisée du 21 décembre 2018 semble très ambitieux. »

Les problèmes structurels du pont Champlain sont connus depuis au moins 1999, rappelle le VG. Ottawa a cependant trop tardé à lancer des démarches pour remplacer l'ouvrage, préférant investir dans des réparations de l'ancien pont.

« Cette constatation est importante parce que les retards dans les processus décisionnels ont entraîné des dépenses évitables de plus de 500 millions de dollars. » - Extrait du rapport du Vérificateur général

« Ce chiffre ne tient pas compte des coûts économiques pour la région métropolitaine de Montréal dus à la congestion routière et aux restrictions de charges sur le pont actuel », ajoute le rapport.

DES ÉTUDES « PEU UTILES »

S'il a mis du temps à décider de construire - ou pas - un nouveau pont, le gouvernement fédéral a ensuite fait preuve de précipitation dans ses démarches, révèle le VG. L'ancien gouvernement conservateur a ainsi décidé d'adopter un modèle de PPP dès 2011... soit deux ans avant d'avoir fini d'étudier toutes les autres options !

« Nous avons aussi constaté que le Ministère n'avait pas fait une analyse complète des autres modèles d'approvisionnement possibles, a déploré le VG Michael Ferguson en conférence de presse. Une analyse approfondie aurait révélé qu'il était fort probable qu'un PPP finirait par coûter plus cher. »

Une étude réalisée après coup par Ottawa, en 2014, laissait miroiter des économies de 227 millions grâce à la formule PPP. Le gouvernement a effectué l'année suivante une autre analyse, qui a mystérieusement fait apparaître des économies de 1,75 milliard grâce au PPP, souligne le rapport.

Ces différentes études auront en fin de compte été « peu utiles », estime le VG, puisqu'elles comportaient « de nombreux défauts qui avantageaient le modèle de PPP ». Michael Ferguson croit que le gouvernement fédéral aura des « leçons à tirer » de cette aventure pour ses prochains PPP.

COÛTS ET RISQUES MINIMISÉS

Parmi les autres faiblesses notées par le VG, il appert que les coûts de gestion du projet ont été largement minimisés. Ottawa les avait estimés à 16 millions de dollars en 2014, somme qui a été multipliée par 10 dès l'année suivante, à 159 millions.

Le VG précise que plus de 20 avis de changements ont été publiés par Infrastructure Canada en cours de chantier et acceptés par le partenaire privé, Groupe Signature sur le Saint-Laurent. Une situation risquée et coûteuse lorsque les échéanciers de construction sont aussi serrés.

La plupart des modifications découlent de demandes formulées par des tiers. La Caisse de dépôt et placement du Québec a notamment requis une modification au tablier du pont en 2016 en vue de permettre le passage de son nouveau train électrique, le Réseau express métropolitain (REM). La Ville de Brossard a quant à elle demandé davantage de parois antibruit.

ÉLIMINATION DU PÉAGE

L'élimination du péage par le gouvernement Trudeau en 2015 a par ailleurs eu des « répercussions importantes » sur la conception du pont. Cette décision devrait entraîner une augmentation de 20 % du volume de véhicules, ce qui a nécessité une révision des bretelles d'accès et générera des coûts d'entretien plus élevés.

La décision d'éliminer le péage entraînera une perte de revenus d'au moins 3 milliards de dollars pendant les 30 premières années d'exploitation du pont, précise-t-on.

Le rapport du VG conclut qu'Infrastructure Canada n'a « pas planifié le remplacement du pont Champlain d'une manière rentable », en plus de gérer de façon inadéquate certains risques qui auraient permis de limiter les coûts et les retards.

« Pour ce qui est de la durabilité du pont, le Ministère n'a obtenu aucune assurance que le nouveau pont serait fonctionnel pendant sa durée de vie prévue, soit 125 ans, au moment de la signature du contrat avec le partenaire privé, ajoute le rapport. Cependant, après avoir examiné certaines composantes du pont, nous n'avons trouvé aucun élément indiquant que le pont ne serait pas fonctionnel pendant sa durée de vie prévue. »

Ils ont dit...

« J'accepte les résultats de l'audit de 2017 et je confirme que nous prenons déjà des mesures pour mettre en oeuvre les recommandations comprises dans le rapport afin de renforcer davantage la gestion du cycle de vie des ponts appartenant au gouvernement fédéral et d'améliorer la gestion des approvisionnements et des contrats pour les prochains projets d'infrastructures. [...] Nous avons également fait rapport sur les progrès réalisés dans la construction du pont, qui est maintenant terminée à plus de 75 %, et nous avons confirmé notre objectif d'ouvrir le nouveau pont à la circulation le 21 décembre 2018. » - Amarjeet Sohi, ministre de l'Infrastructure et des Collectivités

«  On a reçu l'assurance du partenaire privé SSL que le pont ouvrira le 21 décembre avec les mesures d'accélération qu'on a mises en place et avec l'investissement de 235 millions pour régler le contentieux qui existait quant à plusieurs items qui étaient en litige. On a reçu l'assurance que ce serait réglé et ouvert selon le budget qui a été proposé. Sachez que si le pont n'ouvre pas, il y a des pénalités assez onéreuses qui seront payées par SSL si ça n'est pas le cas. » - Steven MacKinnon, secrétaire parlementaire de la ministre des Services publics et de l'Approvisionnement

« C'est sûr que le message qu'on veut envoyer aux contribuables, aux Montréalais et à tous ceux qui utilisent le pont, car ce n'est pas juste pour Montréal mais pour toute la grande région de Montréal, c'est qu'on veut rentrer dans les temps et qu'on veut rentrer dans notre argent. Je vais prendre le temps de lire le rapport, et on verra ce qui s'ensuit. Mais nous, on va mettre les pressions nécessaires pour que ça se fasse en bonne et due forme. » - Valérie Plante, mairesse de Montréal



« Ce qui est certain, c'est que la décision de M. Trudeau d'annuler cette position que nous avions prise [sur l'imposition d'un péage], qui était tout à fait audacieuse mais réaliste et responsable, a fait en sorte que, justement, on se retrouve maintenant avec un enjeu financier très important. [...] Le Vérificateur général est très clair dans ses analyses : tout s'est fait rapidement en raison du fait qu'on a appris sur le tard le piteux état du pont. Je me souviens très bien de cette histoire-là, il avait été question à un certain moment qu'on ferme le pont ! » - Gérard Deltell, député conservateur

« Ce que le Vérificateur général est venu nous dire, c'est : attention aux PPP. Au NPD, on prône que nos infrastructures restent publiques. On pense que le rapport du Vérificateur général démontre que, collectivement, on ne se rend pas service en allant vers des PPP pour nos infrastructures. Et on sait qu'on est face au gouvernement Trudeau qui a choisi d'investir dans une Banque de l'infrastructure, que nous appelons essentiellement une banque de privatisation, à laquelle on confie 35 milliards de fonds publics. » - Brigitte Sansoucy, porte-parole du NPD en matière d'infrastructures



À Brossard où le pont Champlain est ancré, les retards ne causeront aucun problème dans l'immédiat, croit la mairesse Doreen Assaad. « Il n'y a pas de bris de service et il n'y a pas d'impact sur nos travaux. Mais c'est vrai que les gens ont hâte. Ça fait longtemps qu'on a des cônes orange et que la population veut des solutions », a-t-elle indiqué mardi. La Ville de Brossard apparaît comme l'un des grands bénéficiaires du projet qui, combiné à la création du Réseau express métropolitain (REM), a soulevé l'intérêt des promoteurs immobiliers qui proposent des projets résidentiels intimement liés aux moyens de transport (TOD). - Doreen Assaad, mairesse de Brossard

- Avec la collaboration de Tommy Chouinard et de Kathleen Lévesque, La Presse

Autres rapports d'audit

Le Bureau du vérificateur général a publié une série d'autres rapports d'audit mardi matin. En conférence de presse quelques heures plus tard, le VG Michael Ferguson a critiqué plusieurs « échecs incompréhensibles » du gouvernement fédéral dans la gestion de plusieurs dossiers. Voici quelques conclusions en bref:

Sur le système de paie Phénix

« Nous avons conclu que le projet Phénix a été un échec incompréhensible de gestion et de surveillance de projet. Les cadres responsables de Phénix ont donné la priorité à certains aspects, comme les limites du budget et le calendrier, au détriment d'autres aspects essentiels tels que la fonctionnalité et la sécurité (...) Le système n'a donc pas répondu aux besoins des utilisateurs, a coûté au gouvernement fédéral des centaines de millions de dollars et a causé des difficultés financières à des dizaines de milliers de ses employés. »

Sur l'efficacité des services consulaires

« Nous avons conclu qu'Affaires mondiales Canada ne disposait pas de l'information sur le rendement nécessaire pour s'assurer qu'il avait bien répondu aux demandes d'aide consulaire de la part des Canadiens voyageant ou vivant à l'étranger. La capacité de fournir des services consulaires variait beaucoup entre les missions. N'ayant pas fait un suivi du rendement de la plupart de ses services consulaires, Affaires mondiales Canada était dans l'incapacité de s'assurer que ces services étaient efficaces ou appropriés. »

Sur la mesure des écarts socio-économiques des Premières nations

« Nous avons conclu que Services aux Autochtones Canada n'avait pas mesuré de manière satisfaisante les progrès accomplis par le Canada en vue de combler les écarts socio-économiques entre les membres des Premières Nations vivant dans les réserves et les autres Canadiens, et qu'il n'en avait pas fait dûment rapport. Nous avons également conclu que le Ministère n'avait pas utilisé adéquatement les données à sa disposition pour améliorer les programmes d'enseignement. »

Sur l'administration de la justice dans l'armée

« Nous avons conclu que les Forces armées canadiennes n'avaient pas administré le système de justice militaire de manière efficiente. Nous avons constaté que les divers processus de justice militaire, tant pour les procès sommaires que pour les procès menés devant une cour martiale, accusaient des retards. De plus, nous avons constaté que des faiblesses systémiques, y compris l'absence de normes de temps et les mauvaises communications, avaient nui au règlement rapide et efficient des causes relevant de la justice militaire. »

- Avec la collaboration de Tommy Chouinard, La Presse