Des chantiers routiers majeurs comme ceux du pont Champlain et de l'échangeur Dorval et des projets industriels de grande envergure sont présentement retardés, partout au Québec, en raison de nouvelles exigences imposées sans préavis pour le transport des chargements hors-norme, et de la grève des ingénieurs du gouvernement du Québec, qui sévit depuis le 24 mai.

Selon les informations obtenues par La Presse, des centaines de demandes de permis spéciaux adressées depuis un mois au ministère des Transports du Québec pour transporter des pièces de pont préfabriquées, des éoliennes, des turbines ou d'autres grandes pièces de machinerie, ont été presque systématiquement rejetées par le Ministère pour des motifs qui n'avaient jamais été évoqués avant ce printemps.

Les poutres-caissons du pont Champlain

Le fabricant des poutres-caissons en acier du nouveau pont Champlain, Groupe Canam, se retrouve ainsi obligé d'entreposer des dizaines de pièces dans la cour de ses partenaires manufacturiers et de son transporteur, Transport Watson, situé à Beloeil, sur la Rive-Sud de Montréal. Ce dernier est incapable d'obtenir les permis spéciaux pour circuler depuis la fin de la période de dégel, au début de mai.

Les mêmes permis, pour les mêmes charges, et sur les mêmes routes, étaient émis sans problème par le MTQ, l'automne dernier.

Le Groupe Canam a obtenu le contrat pour fabriquer les 600 poutres-caissons d'acier pour la superstructure du nouveau pont Champlain. À ce jour, une centaine de ces pièces de plusieurs dizaines de tonnes ont été fabriquées. Mais la majorité s'empile toutefois dans les cours d'usines, «au point où la situation met maintenant en péril la production de ces pièces à notre usine de Québec, parce qu'on n'a plus de place pour les entreposer», affirme le responsable du dossier pour le Groupe Canam, M. Jean Pormerleau.

Le consortium Signature sur le Laurent, qui construit le nouveau pont Champlain, a confirmé hier à La Presse que «depuis avril, la presque totalité des permis nécessaires au transport des pièces hors-normes n'ont pas été émis par le Ministère. Il est encore trop tôt pour mesurer tous les impacts de la situation. Nous surveillons la situation de près».

Des centaines d'emplois menacés

Martin Dupuis, directeur général de Transport Watson, une entreprise qui ne fait que ce type de livraison hyper-spécialisée, affirme qu'au moins 50 de ses demandes de permis ont été refusées depuis un mois par le MTQ, dont celles pour les caissons du nouveau pont Champlain.

«Pour une entreprise comme la nôtre qui tire 100% de ses revenus du transport hors-norme, ça a évidemment un impact important. Mais les conséquences frappent tous les manufacturiers. S'ils ne sont plus capables de faire transporter leurs pièces à un coût raisonnable, ils vont se faire sortir du marché. Ça va créer des centaines de pertes d'emplois partout au Québec», dit M. Dupuis.

Le Ministère, ajoute-t-il, est «complètement insensible» à la situation. «On nous dit qu'il y a d'autres façons de faire ce genre de transport que par la route, mais ça implique du transport par train ou par bateau qui coûte beaucoup plus cher. Ils nous disent : «trouvez une autre solution, faites du transport multimodal, mais on ne veut pas voir ça sur la route.»

Les règles ont changé

Le transport de chargements hors-norme est très règlementé. La procédure est assez complexe. La demande de permis est faite à la Société de l'assurance-automobile du Québec, qui la fait analyser par le MTQ. Ce dernier confie l'analyse des tracés proposés à sa Direction des structures, qui évalue le parcours en fonction de la capacité portante des routes et des ponts qui seront utilisés par les convois, escortés par la police.

Les directions territoriales du Ministère vérifient quant à elles si le trajet offre les dégagements nécessaires, en largeur et en hauteur, afin que les poutres, hélices, turbines ou autres pièces transportées n'accrochent pas le dessous d'un viaduc ou le coin d'une maison en bordure de la route. Le MTQ analyse ensuite les rapports de ces divers intervenants et émet, ou pas, les permis demandés.

«Ce qu'on m'explique, dit M. Dupuis, c'est que cet hiver, la Direction des structures du MTQ a modifié ses critères d'analyse. Les ingénieurs en structure ne nous refusent pas les permis. Ils font des recommandations pour que la vitesse de circulation soit ralentie sur certaines parties du trajet. Mais quand il y a trop de zones de ralentissement, le Ministère, lui, nous refuse les permis, parce qu'il juge que tous ces ralentissements perturbent le trafic et créent un risque pour les autres usagers de la route».

Ces dernières semaines, Transport Watson a ainsi essuyé un refus du MTQ pour le transport d'éoliennes, sur la route 132, entre Matane et Trois-Pistoles. Sur un parcours de 200 kilomètres, le trajet était ponctué de 11 zones de ralentissement où la vitesse aurait été limitée à 20 ou 25 km/h.

En octobre 2016, quand l'entreprise a soumis les mêmes demandes, pour le même trajet, le MTQ n'avait soulevé aucune condition particulière.

Grève et réunion d'urgence

Depuis deux semaines, la grève des ingénieurs du gouvernement du Québec n'a fait que compliquer les choses puisqu'aucune nouvelle demande de permis n'a été analysée par la Direction des structures du MTQ depuis le 24 mai. Mais chez Transport Watson, de même qu'au Groupe Canam, on confirme que le rejet quasi systématique des demandes de permis a commencé avant la grève, en raison des nouveaux critères d'évaluation du Ministère.

La situation touche l'ensemble de l'industrie du transport hors-norme. Elle a pris de telles proportions que la puissante Association du camionnage du Québec a fait pression sur le gouvernement, et qu'une rencontre d'urgence entre plusieurs hauts fonctionnaires a été convoquée pour lundi matin, à Québec, afin de régler le problème.

Selon Jean Pomerleau, du Groupe Canam, la situation affecte même des projets... du MTQ ! L'entreprise a en effet essuyé un refus pour livrer des poutres d'acier sur le chantier de l'échangeur Dorval, dans l'ouest de Montréal, «parce que les ingénieurs des structures imposaient plusieurs zones de ralentissement. Le Ministère a estimé qu'il y en avait trop».