De la quinzaine de propriétaires des maisons et condos de la rue May, à Verdun, seuls quatre ou cinq sont encore présents. L'estomac noué, la doyenne Thérèse Lemay regarde un à un ses voisins partir, chaque départ lui rappelant qu'elle devra, elle aussi, abandonner sa rue.

«On était comme une famille, j'ai vu les enfants de ma voisine grandir, j'avais ses clés pour m'occuper de sa maison quand elle partait en voyage...», illustre la dame, rencontrée dans sa maison qui sera bientôt détruite pour y faire passer une voie de circulation du futur pont Champlain. «Je dis adieu à mes voisins en les serrant fort et on pleure, on sait qu'on ne se reverra plus jamais», dit-elle en soupirant.

En décembre dernier, Mme Lemay et son mari Jacques Labre se sont résignés à vendre leur maison achetée il y a une trentaine d'années. Au sujet de la transaction, Mme Lemay précise simplement qu'aucune somme ne pourra jamais remplacer ce qu'elle perd.

Les forces lui manquent

Mme Lemay s'est longtemps battue pour embellir et conserver sa rue. Les plantes grimpantes sur le mur de béton de l'autoroute 15, les bacs à fleurs en bordure de la voie, les lumières dans la rue, c'est Mme Lemay qui les a obtenus au prix de pétitions et de représentations auprès des élus. «Quand une lumière était brûlée sur l'autoroute, c'est moi qui appelais la Société des Ponts», indique-t-elle. Elle a même réussi à éviter une autre expropriation, il y a une dizaine d'années, alors que la rue était menacée par un projet de sortie pour l'autoroute 10.

Mais cette fois, les forces lui ont manqué. «Ça me rendait malade», laisse tomber la vieille dame en s'assoyant sur le palier de l'escalier menant au deuxième étage.

«J'aurais dû me battre, je regrette tellement, si vous saviez comme je regrette, ajoute-t-elle d'une voix étranglée tout en essuyant une larme au coin de l'oeil. Je n'ai pas eu l'énergie, je ne dis pas que j'aurais gagné... mais j'aurais essayé.»

Comme la transaction a été conclue en décembre, le couple se retrouve maintenant locataire de sa maison. Selon la dame, une somme d'environ 10 000$ a été déduite du prix de vente en guise de loyer pour l'année où elle continue d'y habiter. Elle s'est entendue avec le gouvernement pour partir en décembre prochain.

Les voisins de Mme Lemay, Sophie Hébert et Tony Campanelli, se sont entendus avec le gouvernement pour partir le 30 juin. Ils habitaient leur maison depuis cinq ans avec leurs trois enfants.

«Le plus important pour nous, c'était de trouver une maison avec quatre chambres, on ne voulait pas déménager dans quelque chose de plus petit», explique Mme Hébert. Elle ajoute que la première offre d'achat du fédéral n'était pas du tout intéressante. Le couple a alors comparé les prix pour les immeubles d'une superficie semblable dans les quartiers voisins et a fait une deuxième offre, qui a été aussitôt acceptée. Mme Hébert juge normal de payer au gouvernement les mois où ils se retrouvent «locataires». L'expérience ne laissera pas de grandes cicatrices à cette famille.

«Ça s'est bien passé pour nous, mais je comprends que pour ceux qui ont investi toute une vie, c'est difficile de passer à autre chose», ajoute-t-elle.

Pour Mme Lemay, le fait de devoir payer un loyer pour rester dans sa maison remue un peu plus le couteau dans la plaie.

«Le plus difficile, c'est la façon dont le gouvernement a agi», s'indigne-t-elle avant de détailler les rénovations qu'ils ont effectuées depuis 30 ans.

Toutes ces heures investies à installer des tapisseries, à peindre les murs, à sabler et vernir les poutres et boiseries... ce sont autant de petites histoires pour ce couple. La maison a même servi pour le tournage de quelques films américains.

C'est pourquoi Mme Lemay s'est sentie passablement insultée quand les représentants du gouvernement ont cru bon de lui préciser, au moment de la vente, qu'elle devait remettre la maison en bon état.

Le couple ne sait toujours pas où il ira. Il souhaite rester à Verdun, mais Mme Lemay peine à imaginer sa vie dans une autre maison. «Tout est très cher et il faut se décider rapidement, ce n'est pas facile. Je me réveille chaque matin en tremblant parce que je ne sais pas où on ira. Je ne suis pas prête à partir. Je ne serai jamais prête à quitter ma maison.»