À 69 ans, Jean Doré livre son ultime combat, celui contre le cancer du pancréas. Maire de Montréal de 1986 à 1994, il a chassé du pouvoir le Parti civique de Jean Drapeau. Il s'est battu pour dépoussiérer Montréal et lui insuffler une vie démocratique. Doré est un battant. La Presse l'a rencontré.

Hôpital Saint-Luc, 17 septembre. Jean Doré fixe l'horloge sur le mur. L'opération doit durer six ou sept heures. Il calcule: il devrait se réveiller vers 18h, débarrassé des métastases qui squattent son pancréas.

Le cancer. Il est encore sous le choc. Pendant l'été, il avait joué au tennis trois fois par semaine, a fait de la bicyclette et il s'était débarrassé de son embonpoint. «Crisse! J'étais en pleine forme, raconte Jean Doré. Pis là, je me ramasse sur un lit d'hôpital, j'ai de la misère à me lever, je dois réapprendre à marcher droit et j'ai 50 broches qui me vont des seins au nombril!»

Deux semaines plus tôt, il avait passé un bilan de santé. La grande forme pour un homme de 69 ans, même pas de cholestérol.

Puis, les premiers symptômes sont apparus.

«Je jouais à la pétanque avec un ami médecin. Je lui ai dit que mon pipi était jaune orange et mes selles, blanches. Il m'a averti: «C'est sérieux.» Le lundi matin, je rentrais à l'hôpital pour passer des tests.»

Le diagnostic tombe le 16 août: cancer du pancréas, un cancer silencieux, indétectable, qui se développait depuis deux ans et demi.

Le médecin croit que les métastases n'ont touché que la tête du pancréas. Il est «opérable». Jean Doré est optimiste.

Le 17 septembre, il fixe donc l'horloge et se dit que tout sera terminé vers 18h. Mais les choses ne tournent pas comme il l'avait imaginé. Il se réveille à 14h, beaucoup trop tôt. Il est inquiet. «Je me suis dit: «Ils m'ont ouvert, puis refermé sans m'opérer, c'est incurable».»

On le transporte dans sa chambre. Quand il voit le visage décomposé de sa femme et de ses deux filles, ses doutes se confirment.

«Elles étaient effondrées, se rappelle Jean Doré. Elles se disaient que leur père allait mourir.»

Les métastases ont envahi son pancréas et quelques-unes ont atteint son foie. Son intuition était juste, son cancer est incurable. Il a mal partout. L'opération l'a épuisé. «C'est comme si un camion de 15 tonnes était passé sur mon corps. Ça fait mal.»

Il s'accroche, même si sa vie vient de prendre une tangente mortelle. «Je ne pouvais pas m'effondrer devant ma femme et mes enfants.»

Jean Doré se tait. Il a des larmes dans la voix et dans les yeux. Il est ému, chaviré. Il ne craquera qu'une fois pendant les deux heures d'entrevue. Le reste du temps, il parlera avec sa verve légendaire et son habituelle passion.

Nous sommes dans la cuisine de son petit appartement de la rue Saint-Norbert, en plein coeur du centre-ville de Montréal. Dehors, il neige, la première bordée de l'hiver. Une neige lourde qui fond en s'écrasant sur l'asphalte mouillé.

Jean Doré a perdu 50 livres et tous ses cheveux, lui qui était connu pour sa célèbre tignasse. Il a conservé sa carrure, ses épaules larges, mais sa charpente s'est affaissée, fragilisée sous les coups agressifs de la chimiothérapie. Une chimio palliative et non curative. Il peut étirer son espérance de vie, voler du temps, grignoter des mois, 18, 36 si tout va bien. Et prier pour que la science découvre rapidement un remède.

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Le cancer, un mot qui donne le vertige. Le verdict a assommé, puis révolté Jean Doré.

«J'ai eu un moment de rage dans les jours qui ont suivi le diagnostic. Je venais de passer le plus bel été de ma vie, j'étais en pleine forme, pis là, paf! T'es pogné avec un cancer! Mon père est mort à 94 ans, mon grand-père à 93. J'ai tiré le mauvais numéro. Pourquoi moi, tabarnac?»

Il a vu un psychologue de l'hôpital Saint-Luc. Sa femme et ses filles de 28 et 40 ans aussi. Toute la famille l'a consulté, seul ou en groupe. «Il nous apprend comment se préparer à mourir et comment aider les proches à accepter la mort. Quand on est atteint, il ne faut pas rester seul. Le psychologue m'a permis de me libérer, de sortir ma peine, d'exprimer mes peurs et le sentiment d'injustice.»

Aujourd'hui, Jean Doré est serein. Il canalise toute son énergie dans son ultime combat, celui de sa vie.

«Je vis d'espoir grâce au soutien de mes proches.»

Il suit religieusement sa chimiothérapie: trois semaines de traitement, suivies d'une semaine de repos. Il respectera ce rythme jusqu'en avril. Après, tout sera réévalué: la réaction de son corps, la résistance des métastases, son espérance de vie.

«Il ne faut pas perdre espoir, je dois garder l'esprit positif. Il faut que je retrouve ma forme, mon énergie et la sérénité pour mener mon combat. Peut-être que la science va progresser.»

Il doit manger pour ne pas perdre trop de poids, même s'il n'a pas faim. Il fume parfois un peu de pot pour stimuler son appétit.

«Je pèse 175 livres. Je suis à la limite.»

Il a sauté un traitement de chimio parce que son système immunitaire était trop affaibli. Il est parti à sa maison de campagne pour chasser son cafard. «J'ai préparé les affaires de Noël. Je m'en occupais avec beaucoup d'intensité. Je mordais là-dedans. J'ai le goût que ça continue.»

Jean Doré mène son combat quotidien: monter les 50 marches qui mènent à son logement en reprenant son souffle à chaque palier, dormir, manger, garder le moral, vivre et survivre en espérant que la science fasse le reste.

PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

En 1990, Jean Doré est réélu à la mairie de Montréal avec 59% des voix.