Le quartier Saint-Michel fait souvent les manchettes pour ses problèmes de gangs de rue et sa grande pauvreté. Or, sous cette chape de problèmes sociaux se cachent des héros obscurs et des jeunes bourrés de talent. Lorsque l'un de ces héros tombe sur un diamant brut, cela donne la fabuleuse histoire de «monsieur Steve» et du jeune Jorge.

Monsieur Steve

Un lundi soir de juillet au parc Ovila-Légaré, au coeur du quartier Saint-Michel. Le nom de « monsieur Steve » résonne ici et là sur les courts de basketball où une quinzaine de jeunes garçons s'exercent à tirer au panier.

Avec ses grosses lunettes de soleil, son piercing sous la lèvre inférieure et une rutilante chaîne au cou, le colosse d'origine haïtienne a plus l'air d'une vedette de hip-hop que d'un intervenant communautaire.

Steve Joseph - celui que tous les enfants du quartier appellent monsieur Steve - est le genre de héros obscur qui ne fait pas les manchettes.

Pourtant, dans ce quartier rongé par la pauvreté et la criminalité, monsieur Steve change des vies.

Durant l'année scolaire, le quadragénaire fait bouger les petits de l'école primaire Bienville en organisant mille et une activités sportives à l'heure du dîner et après les classes.

L'été, deux soirs par semaine, il anime des entraînements de basketball au parc près de l'école, question de garder le contact avec ses élèves.

Et alors ? En quoi cela change-t-il des vies ?

Parlez-en à Jorge Murcia Ramirez.

Sans monsieur Steve, l'adolescent de 14 ans ne serait pas en train de faire une tournée de spectacles au Québec avec la troupe de Mixmania, populaire téléréalité musicale de Vrak.TV (voir autre texte).

Jorge était en cinquième année primaire lorsque monsieur Steve a débarqué à l'école Bienville. L'intervenant arrivait d'une école de Rosemont où il faisait un travail semblable.

Aussi animateur et DJ dans des soirées, monsieur Steve a eu l'idée de donner des ateliers de danse urbaine (street jazz et hip-hop) aux enfants. « Ces kids-là ont du groove. C'est naturel, chez eux », raconte l'intervenant d'un ton admiratif.

Jorge - qui dansait déjà seul dans sa chambre en imitant ses idoles des films hollywoodiens du genre Dansez dans les rues - s'est inscrit.

Monsieur Steve a vite compris qu'il avait devant lui un diamant brut. Il lui a enseigné tous les mouvements qu'il connaissait. Le garçon en demandait toujours plus. Il restait après les cours pour perfectionner une chorégraphie.

« Ses parents n'avaient pas les moyens de lui payer des cours plus poussés. Je devais faire quelque chose », raconte Steve. Il a pris contact avec la fondation Bon départ de Canadian Tire, qui a accepté de payer au jeune garçon un camp d'été dans une école de danse professionnelle et des cours l'année suivante.

Soutien indéfectible

Même si Jorge est maintenant au secondaire, Steve ne le laisse pas tomber. Depuis trois ans, il lui trouve des bourses ici et là pour qu'il se perfectionne, avec le soutien indéfectible de France Dionne,

la directrice de l'école de danse Mode-Action, où il s'entraîne.

« Steve, on l'appelle notre ange. C'est rare de rencontrer quelqu'un comme lui. Il ne cesse jamais d'aider les autres, raconte France Dionne. Jorge est un exemple parmi des dizaines d'autres pour qui il a fait la même chose. »

L'intervenant est embauché par l'école primaire, mais c'est la Maison d'Haïti, un organisme communautaire, qui paie son salaire. « Disons qu'il ne fait pas ça pour la paie », glisse Mme Dionne.

La directrice de l'école Bienville, Catheline Bien-Aimé, pourrait aussi vanter durant des heures les qualités de son intervenant communautaire. « Comme directrice, embaucher Steve a été la meilleure décision de ma carrière. Je le menace souvent à la blague : s'il part, je pars aussi », lance Mme Bien-Aimé.

Steve Joseph l'appelle souvent les fins de semaine pour lui parler d'un jeune qui le préoccupe. « On partage le même désir de changer la trajectoire des enfants. La misère, ce n'est pas une finalité, c'est un parcours. L'enfant pauvre n'est pas condamné à échouer », souligne Mme Bien-Aimé.

Sans père, sans repère

Steve Joseph se fait souvent demander par des élèves s'il veut devenir leur père. Pas deux ou trois demandes. Non, plutôt une vingtaine chaque année. Dans le quartier, 40 % des enfants grandissent dans une famille monoparentale.

L'intervenant se reconnaît en eux. Et eux en lui. Il est né à Montréal d'une mère débordée par la vie et d'un père absent qui est mort quelques années plus tard. Sa mère avait déjà trois enfants. Elle travaillait comme couturière dans une manufacture. Le soir, elle suivait des cours à l'université pour faire reconnaître son diplôme d'enseignante, obtenu en Haïti. Un quatrième enfant, c'était trop pour elle.

Quelques semaines après sa naissance, Steve Joseph a été littéralement mis dans les bras d'une hôtesse de l'air. Destination : Haïti. Sa grand-mère l'a recueilli à l'aéroport de Port-au-Prince.

L'enfant est rentré à Montréal trois ans plus tard. « Je pleurais tout le temps », se souvient-il. Il ne connaissait ni sa mère ni ses frères et soeurs ; un étranger dans sa propre famille.

Ils vivaient entassés dans un HLM de Villeray. Steve avait des idoles noires comme Michael Jackson, mais pas de modèle masculin autour de lui.

L'histoire se répète aujourd'hui dans Saint-Michel. Steve Joseph y entrevoit tout de même une petite lueur d'espoir. « Les petits gars du quartier vont triper sur des vedettes noires américaines, mais aussi des vedettes d'ici, comme Adonis Stevenson ou Jean Pascal, qui leur prouvent que c'est possible de réussir. Sauf qu'au quotidien, ça demeure le vide », constate le travailleur communautaire.

On serait tenté de lui rappeler que, à l'école Bienville, un certain monsieur Steve comble ce vide, mais il est déjà de retour sur le court, auprès de la quinzaine de jeunes garçons agités qui attendent les consignes du prochain exercice.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

À l'école primaire, Jorge s'est inscrit aux ateliers de danse urbaine que donnait Steve Joseph.

Le jeune Jorge

Durant sa première semaine dans la maison des « Mix », Jorge a bu 12 litres de jus d'ananas.

Lorsque l'équipe de production de cette populaire émission québécoise pour ados s'en est rendu compte, on l'a rassuré : il ne manquerait jamais de jus au cours des 10 semaines de la téléréalité musicale, mais ce serait préférable pour sa santé qu'il alterne jus et eau.

Chez les Murcia Ramirez, les enfants ne manquent pas d'amour, mais le jus d'ananas est un luxe que la famille de cinq ne peut pas se permettre souvent.

Au printemps dernier, Jorge Murcia Ramirez faisait partie des 8 finalistes choisis parmi plus de 4000 candidats âgés de 12 à 17 ans pour participer à la plus récente mouture de Mixmania, diffusée à Vrak.TV.

La troupe est actuellement en tournée au Québec. Jorge, à 14 ans, est le plus jeune du groupe - et l'un des danseurs vedettes.

Entre un spectacle à Gatineau et un autre à Val-D'Or, Jorge et sa famille ont reçu La Presse dans leur petit logement du quartier Saint-Michel.

« Si je fais de la danse, c'est grâce à monsieur Steve. Je me donne toujours à fond pour lui prouver qu'il a eu raison de m'encourager », explique Jorge.

Monsieur Steve, c'est Steve Joseph, un intervenant communautaire qui travaille à l'école Bienville, où il a fait son primaire.

Steve lui a appris les rudiments de la danse hip-hop et du street jazz. Il lui a ensuite trouvé des bourses pour qu'il poursuive son apprentissage dans une école de danse professionnelle.

Au primaire, Jorge était un enfant timide et solitaire, souvent victime des railleries de ses camarades de classe. Il était le seul garçon dans la troupe de danse de l'école.

« Un jour, Jorge m'a demandé si c'était correct pour un gars de faire de la danse. Je lui ai dit que le plus important, dans la vie, c'était de faire ce qu'il aimait, se souvient Steve Joseph. À partir de ce moment-là, il s'est mis à travailler sans relâche. »



Des parents inspirants

Maintenant au secondaire dans un programme danse-étude, Jorge s'inspire du parcours parsemé d'embûches de ses parents. « Quand je trouve un entraînement difficile et que j'ai mal partout, je pense à mon père, qui travaillait déjà dans une plantation de café, à mon âge. »

Son père a fui le Salvador dans la jeune vingtaine après avoir passé cinq ans dans les forces spéciales pour accomplir son service militaire obligatoire. Sans papiers, sans un sou, il s'est retrouvé à New York, où il a fait de l'entretien paysager pour survivre. Ici, il travaille tous les matins dès 5h comme chauffeur de camion pour un distributeur alimentaire.

« Mon père ne se fâche jamais contre moi. Lorsqu'il veut me punir, il m'oblige à m'asseoir devant lui et il me raconte sa vie. Ça dure des heures », dit l'ado en riant.

Son père, Jorge Alberto Murcia, intervient dans un français hésitant : « Mes fils doivent apprendre qu'il faut travailler fort pour obtenir ce qu'on veut. » L'homme est visiblement fier de ses trois garçons, dont Jorge est l'aîné.

Sa mère, aussi originaire du Salvador, a immigré à Montréal à 14 ans avec sa famille. Tout en travaillant dans une manufacture, elle a appris le français et a obtenu son diplôme d'infirmière auxiliaire.

Toute la famille fait des sacrifices. « On s'arrange, mais c'est sûr que ça fait longtemps qu'on n'est pas partis en vacances », dit la maman, Claudia Ramirez.

Jorge doit souvent accompagner sa mère lorsqu'elle visite des patientes à domicile. Il attend patiemment dans l'auto - parfois une matinée entière - qu'elle ait terminé pour ensuite le conduire à ses entraînements.

Le programme de danse-étude coûte 2000 $ par an - une somme colossale pour la famille. D'autant plus que le deuxième garçon, Édouard, suit les traces de son grand frère et entrera à la même école en septembre.

Sans hésiter, Jorge a promis à son frère qu'il lui paierait son année scolaire s'il le fallait avec le cachet gagné durant la tournée estivale de Mixmania.

La directrice de l'école de danse Mode-Action, où Jorge s'entraîne, croit beaucoup en son protégé. « On ne voit pas ça souvent, un talent naturel comme celui-là. C'est sûr qu'il va devenir danseur professionnel s'il continue à travailler aussi fort », dit France Dionne, qui a elle-même dansé professionnellement avant d'ouvrir son école.

Jorge rêve de faire carrière à la Mecque de la danse urbaine, Los Angeles. « Si mon père est parti du Salvador pour s'établir au Canada, je suis capable de partir de Montréal et de réussir à L.A. Je vais revenir souvent voir ma famille quand même. »

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Jorge s'inspire du parcours parsemé d'embûches de ses parents, Jorge Alberto Murcia et Claudia Ramirez, tout deux originaires du Salvador.

- Les familles monoparentales représentent 40 % des familles avec enfant(s). Ce taux est plus élevé qu'à Montréal (32 %).

- Le taux de chômage est plus important à Saint-Michel (14 %) qu'à Montréal (9 %).

- Presque 39 % des 15 ans et plus n'ont pas de diplôme d'études secondaires à Saint-Michel, comparativement à 22 % à Montréal.

Source : Montréal en statistiques, Vivre Saint-Michel en santé