Des entreprises éclaboussées par la commission Charbonneau continuent d'obtenir des contrats de la Ville de Montréal sans avoir reçu pour autant une autorisation de l'Autorité des marchés financiers (AMF). La métropole estime que la Loi sur l'intégrité s'applique uniquement aux entrepreneurs exécutant des travaux, non aux firmes de génie, une pratique que promet de réviser le nouveau ministre des Affaires municipales.

La Ville de Montréal vient d'accorder 15,4 millions en contrats à diverses firmes de génie pour des travaux d'infrastructures. Au programme: planifier ou surveiller des chantiers de réseaux d'égouts, de canalisations et de chaussées.

Les documents remis aux élus précisent que plusieurs des firmes n'ont pas obtenu d'autorisation de l'AMF. Il fallait pourtant avoir franchi cette étape depuis octobre avant de décrocher tout contrat de construction de plus de 100 000$ avec la métropole.

Mais voilà, Montréal estime maintenant que les firmes de génie échappent à la Loi sur l'intégrité parce qu'elles n'exécutent pas de travaux de construction à proprement parler: elles les planifient ou les surveillent. «Ce n'est pas une obligation légale parce qu'elles font des travaux professionnels de conception, pas de construction», a indiqué à La Presse Lionel Perez, responsable des infrastructures au sein de l'administration Coderre.

Le service juridique de la Ville a précisé à La Presse que la Loi s'applique aux firmes seulement pour les contrats de plus de 10 millions, un seuil rarement atteint. Sous cette barre, c'est le décret adopté en octobre qui s'applique. Or celui-ci parle uniquement de «travaux de construction».

Pas seulement le génie

Nos recherches démontrent également que la situation ne se limite pas aux firmes de génie. Deux entrepreneurs en construction ont décroché un contrat avec Montréal sans avoir obtenu d'autorisation de l'AMF. Le 19 mars, la métropole a en effet accordé un mandat de 3,7 millions à Construction DJL et de 434 000$ à Simard-Beaudry Construction pour fournir des enrobés bitumineux.

Le Groupe Hexagone a acheté le gros des actifs de l'entrepreneur Tony Accurso, mais Simard-Beaudry Construction appartient toujours à sa fille, Lisa Accurso. Construction DJL, que plusieurs témoins de la commission Charbonneau ont montrée du doigt, avait entrepris les démarches pour obtenir une autorisation de l'AMF, mais a retiré sa demande en septembre dernier. Rappelons que les entreprises se voyant refuser cette autorisation sont automatiquement inscrites pour cinq ans au Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics.

La Ville de Montréal estime que ces contrats aussi échappent aux articles de la Loi sur l'intégrité. Dans un avis juridique, les avocats municipaux soulignent que «l'appel d'offres vise uniquement la fourniture de matériaux de construction sans que des travaux soient exécutés». La métropole a refusé de transmettre à La Presse une copie complète de l'avis juridique.

Malaise

Lionel Perez s'est dit mal à l'aise avec la situation, mais précise que la Ville n'a pas le choix d'accorder ces contrats. «On trouve ça incohérent. Il devrait en effet y avoir une façon de s'assurer de l'intégrité de toutes les firmes», a ajouté M. Perez.

Signe du malaise, le maire Coderre a accepté hier la demande de Projet Montréal de suspendre cinq ententes-cadres contractées en 2008 avec cinq consortiums différents. Sur onze firmes de génie impliquées, sept n'ont toujours pas obtenu d'autorisation de l'AMF.

Des failles à colmater, dit Pierre Moreau

Mauvaise lecture de la Loi sur l'intégrité ou failles dans les règles? Le nouveau ministre des Affaires municipales, Pierre Moreau, s'est engagé à examiner l'attribution par Montréal de contrats de construction à des entreprises n'ayant pas encore reçu l'autorisation de l'Autorité des marchés financiers (AMF).

La Presse a profité du passage du ministre à l'hôtel de ville, hier, pour l'interroger sur l'interprétation que la métropole fait de la Loi sur l'intégrité. Surpris, M. Moreau a dit vouloir «examiner s'il y a une mauvaise interprétation de la loi ou s'il y a une situation dans la loi qui n'avait pas été envisagée». «S'il y a lieu, on fera les modifications nécessaires», a-t-il assuré.

Loin de vouloir en limiter l'application au secteur de la construction, Pierre Moreau partage l'objectif de Stéphane Bédard lorsqu'il a présenté la Loi sur l'intégrité en 2012. Il souhaite éventuellement l'étendre à toutes les entreprises obtenant des contrats publics, comme ceux en informatique. «On doit en arriver à une situation où les gens qui transigent avec les entités publiques que sont les villes ou le gouvernement aient une situation juridique claire», a-t-il indiqué.

Étonnement

Cette interprétation que Montréal fait de la Loi sur l'intégrité en a surpris plusieurs, à commencer par l'Association des ingénieurs-conseils. «Si c'est pour des travaux de construction, c'est assujetti», a estimé un porte-parole.

Plusieurs firmes de génie ont d'ailleurs entrepris les démarches pour obtenir une autorisation de l'AMF. L'expérience a coûté cher à Dessau, qui a perdu pendant quelques mois l'an dernier le droit d'obtenir des contrats quand son autorisation a été refusée. Montréal a alors annulé plusieurs de ses mandats.

La lecture que la métropole fait maintenant de la loi a surpris l'ex-maire Laurent Blanchard, qui avait demandé à ce qu'elle soit appliquée à tous les contrats de construction de plus de 100000$. «Ça me semble libéral comme interprétation par rapport à celle très restrictive qu'on avait l'an dernier», a-t-il déploré.

L'administration Blanchard avait d'ailleurs annulé, en août 2013, un appel d'offres remporté par la firme Génius. Son ex-président, Michel Lalonde, avait reconnu avoir coordonné le partage des contrats de Montréal entre les firmes de génie de 2004 à 2009.

Le ministère des Affaires municipales et le Secrétariat du Conseil du trésor n'ont pas été en mesure de nous confirmer si Montréal errait dans son interprétation ou si les firmes de génie sont bien à l'abri de la loi.

Photo Alain Roberge, La Presse

Le ministre des Affaires minicipales Pierre Moreau et le maire de Montréal Denis Coderre.