Denis Coderre mène la charge contre l'intention du gouvernement fédéral d'imposer un péage sur le nouveau lien qui remplacera le pont Champlain en 2018. Mais Stephen Harper ne montre pas le moindre signe d'ouverture. Montréal peut-il éviter le péage? Probablement pas, répondent un économiste, un fiscaliste et un urbaniste interrogés par La Presse. Observations en ouverture d'un débat devenu inévitable.

La gratuité des services publics est une illusion qui a atteint ses limites, affirme l'économiste de renom Claude Montmarquette. Le nouveau lien qui remplacera le pont Champlain pourrait coûter entre 3 et 5 milliards. «S'il n'y a pas de péage dessus, dit-il, il y a quelqu'un d'autre qui va payer pour ça.»

Aux prises avec des services publics toujours plus coûteux et des déficits de plus en plus difficiles à juguler, «les administrations publiques n'ont plus d'argent pour entretenir ces illusions-là. Dans le cas du pont Champlain, le message du gouvernement fédéral, c'est: ou bien on s'en passe, du nouveau pont, ou alors on trouve un mécanisme raisonnable de partage, où celui qui utilise le service paie un peu plus que les autres».

«Ça me semble équitable, estime M. Montmarquette. Maintenant, pour le montant, il faut aussi que ce soit raisonnable. Pas un péage à 20$. Ce pourrait être, je ne sais pas, 5 ou 6$?»

Cette perspective irrite Paul Lewis, professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal, qui n'est pas un chaud partisan des péages. Il craint qu'un «cordon de péage» sur les ponts qui ceinturent l'île de Montréal défavorise la métropole.

«Un tarif à 7 ou 8$ par passage sur le nouveau pont Champlain, comme le veut une rumeur persistante, ce serait un désastre pour Montréal», estime-t-il.

Contrairement à M. Montmarquette, Paul Lewis estime que la décision d'Ottawa est «doublement inéquitable» envers, principalement, les résidants - et usagers - de la Rive-Sud. «D'abord, ce n'est pas un ajout de service, c'est un pont de remplacement. Ensuite, ce n'est pas les gens de la Rive-Sud qui sont responsables de l'état du pont actuel qui nous oblige à le remplacer. Le pont arrive en fin de vie utile après seulement 50 ans parce qu'il a été mal construit et mal entretenu. Et ça, c'est la responsabilité du gouvernement fédéral.»

Le fédéral ne reculera pas

Malgré des opinions divergentes sur l'équité du procédé, les deux hommes s'entendent toutefois sur un point: le gouvernement fédéral ne reculera pas sur le péage.

«Sur le plan politique, il n'a aucune raison de le faire, dit M. Lewis. Qu'il paie le pont ou qu'il impose un péage, le gouvernement Harper ne fera pas des gains électoraux dans la région de Montréal, où on ne vote pas conservateur.

«Il peut se permettre de rester inflexible en répétant que sans péage, il n'y aura pas de pont, parce qu'il sait aussi que le public le veut, ce nouveau pont. Il suffirait d'une autre défaillance sur le pont actuel pour que l'opinion change de bord sur la question du péage», ajoute-t-il, évoquant la crise récente provoquée par la découverte d'une poutre fissurée sur le pont.

Dans une étude réalisée pour la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM) au printemps dernier, des chercheurs, sous la direction de Claude Montmarquette, ont estimé qu'un péage de 5$ par passage sur les 15 ponts de l'île de Montréal générerait des revenus de près de 800 millions par année.

Pour Claude Montmarquette, Ottawa a aussi une autre raison de ne pas reculer. En effet, selon lui, la politique qu'il applique au pont Champlain «va devenir la norme des autres projets d'envergure semblable. Le Canada n'est pas le premier à s'engager dans cette voie-là, selon le principe de l'utilisateur-payeur. Le pont Champlain, c'est juste un début».

Un débat inévitable

L'économiste estime que les villes de la région métropolitaine et le gouvernement du Québec «devraient accepter de vivre avec ça, prendre leurs responsabilités et s'assurer que le fédéral n'impose pas un tarif trop élevé sur le nouveau pont», conclut M. Montmarquette.

Pour sa part, Paul Lewis estime que le gouvernement fédéral force la main du monde municipal et du gouvernement du Québec, qui n'ont pas envie de débattre d'une tarification du réseau routier.

«Il y a cinq ans, rappelle-t-il, quand la Ville de Montréal a adopté son plan de transport, le parrain de ce plan, André Lavallée, avait invité l'ensemble de la métropole à un grand débat sur le péage. Ça n'a jamais eu lieu. La question revient de temps en temps dans l'actualité, mais ça reste toujours vague.

«Je pense qu'avec la décision du gouvernement fédéral, Québec et les municipalités de la CMM ne pourront plus faire l'économie d'un vrai débat public sur le péage. Il faut décider maintenant de ce qu'on fait avec les autres ponts. Qu'on le veuille ou non.»

« Refuser en bloc tout péage a un coût »

Chercheur au CIRANO, l'économiste Justin Leroux a déjà réalisé plusieurs travaux de recherche sur le financement du réseau routier québécois. Trois questions sur le péage à un spécialiste en partage et redistribution des coûts.

Q-La décision d'Ottawa d'imposer un péage sur le nouveau pont est-elle justifiée?

R-Je pense que les péages sont généralement justifiés pour les nouvelles infrastructures, à la fois pour des raisons d'efficacité - pour assurer une gestion efficace de l'infrastructure et de son entretien - et pour des raisons d'équité, pour ne pas taxer indûment les non-usagers. C'est ce qui se passerait si le pont était financé uniquement par l'impôt général. Toutefois, les non-usagers bénéficient de l'existence du pont par les transactions commerciales que celui-ci autorise, et il est donc normal qu'ils contribuent aussi à son financement.

Q-L'opposition des municipalités au péage est-elle raisonnable, dans ce contexte?

R-Le refus des municipalités avoisinantes peut se comprendre par la crainte d'une diminution de l'activité économique du fait de l'augmentation du coût (marginal) de passer le pont. Mais refuser en bloc tout péage a un coût, notamment celui de la gestion efficace de l'infrastructure, qui va impliquer des dépenses plus élevées, plus tard.

Et qui devra s'acquitter de ces dépenses plus élevées en fin de compte? Le contribuable. Probablement pas le contribuable d'aujourd'hui, mais celui de demain, lorsqu'il faudra boucher les fissures. En refusant le péage, les municipalités refilent donc le fardeau aux contribuables de tout le pays et aux générations futures, parce que la durée de vie utile du pont approche 100 ans. C'est injuste, car cela inclut un grand nombre de non-

usagers et de gens qui ne retirent pas de bénéfices de l'existence de ce pont.

Q-Comment ces deux positions pourraient-elles être rapprochées?

R-Un arrangement possible me paraît être un financement hybride basé sur une combinaison entre les principes d'utilisateur-payeur et de bénéficiaire-payeur: un péage réduit, calculé pour que les usagers ne financent qu'une partie du pont, le reste du financement étant assuré par l'impôt, pour refléter le fait que l'existence du pont bénéficie à une population plus large que celle des simples utilisateurs.

C'est un peu cette combinaison qui a permis de conserver des tarifs relativement bas aux ponts des autoroutes 25 et 30, dans la région de Montréal.

Des pistes pour établir les tarifs

Ailleurs au Canada

Le gouvernement du Canada gère d'autres ponts que ceux de la région de Montréal. Ils sont tous à péage. Par contre, à la différence des ponts Champlain, Jacques-Cartier et Mercier, les autres ponts fédéraux du Canada sont des liens internationaux vers les États-Unis. Même si les vocations de ces ponts et des ponts fédéraux de Montréal sont très différentes, les tarifs en vigueur sur ces ponts seront forcément comparés à ceux du nouveau pont Champlain.

Pont international de la Voie maritime

(Cornwall, Ontario-Massena, New York)

Tarifs: 3,25$* en argent comptant

2,93$ avec carte Transit de la Voie maritime

Pont international des Mille-Îles

(Ivy Lead, Ontario-Collins Landing, New York)

Tarif: 2,75$

Pont international de Sault-Ste. Marie

(Sault-Ste. Marie, Ont.-Sault-Ste. Marie, Michigan)

Tarif: 3$

Dans la région de Montréal

Il existe déjà deux ponts à péage construits en PPP dans la région de Montréal. Le premier a été inauguré en mai 2011 sur l'autoroute 25, entre Laval et Montréal. Le second est ouvert à la circulation depuis un an, sur l'autoroute 30, entre Salaberry-de-Valleyfield et Vaudreuil-Dorion. Québec a été un partenaire financier dans ces deux projets. Ottawa est aussi associé au PPP de l'A30.

Pont de l'autoroute 25 (Laval-Montréal)

Tarif: 2,48$ en période de pointe

1,86$ en période hors pointe

Frais administratifs de 5,15$ par passage pour les véhicules sans transpondeur

Pont de l'autoroute 30

(Valleyfield-Vaudreuil-Dorion)

Tarif: 1,50$ par passage en tout temps

*Tous les tarifs sont pour une automobile ou un camion léger, maximum de deux essieux

L'exemple américain

Les 15 ponts à péage de New York produisent des revenus estimés à environ 2,5 milliards par année. Ils génèrent des profits mirobolants pour le Port Authority of New York & New Jersey - qui gère les six ponts inter-États qui relient New York au New Jersey - et une société municipale, la Metropolitan Transportation Authority (MTA), qui gère les neuf autres. Ces profits sont réinvestis en majorité dans les réseaux de transports en commun gérés par les deux entités. Le système parfait ? Non. Il est en fait de plus en plus contesté.

Depuis le 1er décembre, un abonné du système de paiement E-Zpass paie 11 $ pour chaque passage en période de pointe (9 $ hors pointe) sur les six ponts du New Jersey. Sans E-Zpass, c'est 13 $ par passage.

Les passages sur les ponts municipaux de la MTA sont moins coûteux. Dans la plupart des cas, le tarif s'élève à 5,33 $ avec E-Zpass et à 7,50 $ en payant comptant.

Certains de ces ponts sont à péage depuis les années 30, mais les tarifs n'ont jamais fait l'objet d'une stratégie commune des « autorités ». La tarification n'est pas structurée de manière à réduire le trafic automobile. La congestion est monstrueuse. La justification des hausses de tarifs est contestée. Sur certains de ces ouvrages, les tarifs représentent jusqu'à quatre fois les coûts d'exploitation des ponts.

On peut tirer des leçons des ratés d'un système de péage routier construit au fil des ans et des besoins de financement, sans vision d'ensemble. Les résidants de Staten Island bénéficient de tarifs réduits avec E-Zpass, parce qu'ils n'ont aucune autre possibilité que l'utilisation d'un pont à péage pour sortir de leur île.

Les exceptions

Quatre ponts majeurs de New York au-dessus de l'East River n'ont pas de péage - dont le célèbre pont de Brooklyn. Le péage y a été aboli pour les piétons et les charrettes au début du XXe siècle. Depuis, au moins une douzaine de tentatives, par les autorités de la Ville, de l'État et du gouvernement fédéral, pour rétablir le péage sur ces ponts ont échoué à la suite d'immenses campagnes de protestations. La dernière tentative, par l'ex-maire Michael Bloomberg, incluait ces quatre ponts dans un plan global de tarification unique de tous les ponts de New York - pièce centrale d'une vaste stratégie anticongestion. Le plan a été rejeté par la législature de l'État de New York en 2008.