Une fissure dans la poutre «28W-29W P7» du pont Champlain tient toute une métropole en haleine depuis le 12 novembre. La période de pointe s'allonge, comme la fissure, dangereusement. Au début, on a fermé une voie. Hier, on en a fermé une deuxième et bientôt, le pont sera amputé de quatre voies durant deux jours. Il n'est plus déraisonnable, aujourd'hui, de penser que le pont pourrait flancher avant qu'on ait eu le temps d'en construire un nouveau. Dans huit ans. On ferait quoi, alors?

Au cours des derniers jours, avec la collaboration de plusieurs spécialistes en transport et logistique et des gestionnaires de réseaux de transports collectifs - qui ont requis, en majorité, l'anonymat - La Presse a exploré quelques avenues de solution qui, à défaut de prévenir la catastrophe appréhendée, permettraient d'en soulager, en partie, les effets.

La majorité des 10 mesures retenues aux fins de l'exercice pourraient être mises en place dans un horizon d'un an ou deux. Plusieurs, tels que l'aménagement de corridors d'autobus rapides, sur la Rive-Sud, le train de banlieue de Saint-Jean-sur-Richelieu, ou la construction des nouveaux accès au port de Montréal, ont déjà fait l'objet d'études et pourraient être prises maintenant, pour en accélérer la réalisation, sans attendre que le pont se retrouve en phase terminale.

Dans une entrevue accordée mardi à l'animateur Paul Arcand, le ministre des Transports du Québec, Sylvain Gaudreault, a affirmé que le gouvernement serait prêt à gérer une éventuelle fermeture du pont, et «qu'il y a des scénarios qui existent». Au cabinet du ministre, on a toutefois refusé de donner plus de détails sur ces scénarios, en qualifiant cette information de «sensible».

Vers la catastrophe

En janvier 2011, dans un rapport commandé par Transports Canada, l'Institut des transports et de la logistique de l'Université McMaster, à Hamilton, décrivait, avec un détachement clinique, les impacts d'une fermeture complète du pont Champlain sur l'économie de la métropole et sur l'état de la circulation des personnes et des marchandises.

  • Les périodes de pointe du matin seraient amplifiées en matière d'intensité et de durée. Ceci réduirait dramatiquement les fenêtres d'opportunité où la circulation sera moins dense, et qui sont très importantes pour la circulation des marchandises.
  • Le service d'autobus en voie réservée, qui transporte plus de 20 000 passagers d'une rive à l'autre à chaque période de pointe, devrait être relocalisé sur le pont Jacques-Cartier. La perte d'une voie de circulation aux automobiles sur ce pont forcerait «une proportion significative» des usagers de la route à modifier leur choix de transport et leurs horaires de déplacement.
  • La congestion des réseaux de transport actuels affecterait la circulation dans les deux sens de la pointe. Le matin, il serait donc aussi difficile de sortir de la métropole que d'y entrer. Montréal vivrait désormais des heures de pointe «bidirectionnelles».
  • Un scénario qualifié de «plausible» par les chercheurs évalue les impacts économiques sur la région de Montréal à 594 millions de dollars par année, et à 146 millions dans le reste du Québec.
«L'objectif de cette analyse était d'évaluer les pertes économiques sur les secteurs d'activités qui sont déjà présents dans la région de Montréal, indiquent les chercheurs. Il est important de noter que cette étude ne peut pas tenir compte des entreprises qui seraient découragées d'investir dans la région, en raison de mauvaises conditions de circulation.»

La compétitivité économique de Montréal serait compromise, pour des années.

Pas de réserve

Ce que ce rapport met aussi en exergue, c'est que «les quatre autres traversées de la Rive-Sud ne pourraient tout simplement pas accommoder la circulation déroutée du pont Champlain».

Le matin, en période de pointe, de 6h à 9h, entre 16 000 et 18 000 véhicules traversent le pont Champlain en direction de Montréal. Selon l'Institut de l'Université McMaster, la réserve de capacité totale des quatre autres ponts, aux mêmes heures, ne dépasserait pas 3600 véhicules.

«La première chose à faire, croit l'ingénieur en circulation Ottavio Galella, sera de prioriser l'autobus, partout où c'est possible de le faire en toute sécurité. Sur les autoroutes, sur les grandes artères.»

Sans vouloir se prononcer sur la suggestion de La Presse de créer un corridor de circulation aux camions sur l'autoroute 40, le spécialise en logistique Jacques Roy, de HEC Montréal (École des Hautes Études Commerciales), a estimé que certaines mesures pouvant paraître «extrêmes», en ce moment, seraient jugées plus raisonnables, dans un contexte d'urgence.

«Si on veut garder une chaîne logistique fonctionnelle à Montréal, a-t-il dit, il sera peut-être nécessaire de considérer l'aménagement de corridors routiers pour le transport des marchandises. Les cargaisons des camions ne peuvent pas voyager dans le métro.»

10 mesures d'urgence

Les 10 mesures suivantes ne suffiraient sans doute pas à rétablir un semblant de normalité dans la circulation de la région métropolitaine. Elles ne servent qu'à illustrer l'ampleur des changements qui pourraient être requis pour adapter les réseaux de transport à la perte du pont Champlain. Et à imaginer à quel point nos habitudes de déplacement en seraient bouleversées.

TRANSPORTS EN COMMUN

1. Grand déploiement des SRB

La création de multiples corridors de bus rapides est la seule stratégie pouvant répondre en partie à la perte du pont Champlain. Le centre de gravité des transports collectifs se déplace de l'autoroute 10 et des grands stationnements incitatifs de Brossard, près du pont Champlain, vers le terminus d'autobus de Longueuil et la station de métro voisine, sous le pont Jacques-Cartier. La route 132 devient une véritable «autoroute d'autobus», avec des voies réservées dans chaque direction, de Contrecoeur jusqu'à Salaberry-de-Valleyfield.

Les autobus qui y circulent proviennent de Varennes, Contrecoeur, Candiac, Delson, Saint-Constant, Sainte-Catherine et La Prairie. À l'ouest, un Service rapide par bus (SRB) dessert Beauharnois et Châteauguay et traverse le pont Mercier pour aboutir à la station de métro Angrignon, dans le sud-ouest de Montréal. Un SRB relie également Mont-Saint-Hilaire à la station Longueuil par la route 116. Au coeur de l'agglomération Longueuil, tous les grands axes de transport, à commencer par le boulevard Taschereau, sont dotés de SRB.

2. Superstation au métro de Longueuil

La station de métro de Longueuil, présentement sous-utilisée, devient le terminus de nombreux circuits d'autobus de la banlieue pour compenser la perte de la voie réservée du pont Champlain. Les rames de la ligne jaune du métro sont allongées de six à neuf voitures, ce qui augmente la capacité de la ligne de 33%. La fréquence du service est augmentée sur la ligne jaune.

3. Navettes à Berri-UQAM

Pour éviter que la clientèle additionnelle venant de Longueuil provoque une surcharge des lignes verte et orange du métro, déjà saturées au centre-ville, des navettes par bus cueillent les usagers aux sorties de la station Berri-UQAM, pour les conduire vers certains carrefours majeurs du centre-ville.

4. Priorité aux autobus sur les ponts Jacques-Cartier et Mercier

Les autobus bénéficient d'accès privilégiés pour contourner les bouchons de circulation aux approches des ponts Jacques-Cartier et Mercier. Le pont Mercier compte seulement deux voies par direction. En retrancher une pour la réserver aux autobus pourrait faire refluer le trafic automobile sur des kilomètres. Le pont Jacques-Cartier a deux voies par direction et une cinquième voie, au centre. L'implantation d'une voie réservée aux autobus, au centre ou en rive, doit y être favorisée.

5. Train de banlieue à Saint-Jean-sur-Richelieu

Au-delà de la gare terminale du train de banlieue de Candiac, la voie ferrée conduit en ligne droite jusqu'à Saint-Jean-sur-Richelieu. Selon Denis Allard, du Fonds mondial du patrimoine ferroviaire, trois gares pourraient être aménagées dans le prolongement de la ligne de Candiac, soit à Saint-Philippe, dans le secteur L'Acadie de Saint-Jean-sur-Richelieu, et à la gare VIA, au coeur de la ville. La voie ferrée est à reconstruire. Coût estimé: de 60 à 90 millions de dollars.

6. Nouveau pont mobile à l'île Notre-Dame

Trois cents mètres séparent le bord de la route 132, à Longueuil, de l'avenue Pierre-Dupuy, dans l'île Notre-Dame, à Montréal. L'ingénieur en circulation Ottavio Galella propose de relier les deux rives à l'aide d'un pont mobile de 145 m au-dessus de la Voie maritime du Saint-Laurent, et d'une seconde passerelle de 150 m, au-dessus du Bassin olympique et de la piste du circuit Gilles-Villeneuve. L'accès au pont serait réservé aux cyclistes, aux piétons et aux bus électriques ou hybrides. Les autobus y accèdent par une voie réservée, sur la route 132. Ils empruntent ensuite le pont de la Concorde et l'avenue Pierre-Dupuy, dans l'île Notre-Dame, jusqu'à l'autoroute Bonaventure, en direction du centre-ville.

CAMIONNAGE

7. Voie dédiée aux camions sur l'A40

De 10 000 à 12 000 camions empruntent chaque jour le pont Champlain. La valeur des marchandises circulant dans le corridor du pont Champlain est estimée à 20 milliards par année. Les camions ne peuvent emprunter le pont Victoria. Les ponts Mercier et Jacques-Cartier, de même que le tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine, sont inapprochables en raison de la congestion. Où peuvent-ils donc passer?

Le détour proposé ici fait un peu plus de 100 km. À partir des autoroutes 10 et 15, les camions empruntent l'A30 en direction ouest, et franchissent le fleuve entre Valleyfield et Vaudreuil-Dorion. Ils rentrent dans l'île de Montréal par l'A40, direction est. Entre l'A30, à Vaudreuil-Dorion, et l'A13, à hauteur de Dorval, sur une distance d'environ 45 km, un corridor est dédié au camionnage sur l'autoroute 40. Aux heures creuses, le corridor est accessible à d'autres véhicules, avec priorité aux taxis et au covoiturage.

8. Par la porte arrière du Port de Montréal

L'Administration portuaire de Montréal projette depuis plusieurs années de réaménager les accès entre ses installations et le réseau autoroutier de la métropole. Environ 1500 camions par jour pourraient bénéficier d'un accès direct au tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine ou à l'autoroute 25. En plus de faire gagner du temps aux camionneurs, ces accès réduiraient presque tout empiètement du trafic lourd sur le réseau municipal dans l'est de Montréal. Québec a signé en mai dernier une «entente de collaboration» pour la réalisation du projet.

AUTRES PONTS

9. Covoiturage obligatoire sur le pont Victoria

L'accès au pont Victoria est réservé aux véhicules comptant plus d'un passager. Les plages horaires pendant lesquelles les deux voies de circulation du pont sont ouvertes uniquement dans le sens de la pointe sont prolongées.

10. Des bus vides sur l'estacade du pont Champlain

L'estacade du pont Champlain n'est pas affectée par les défaillances du pont, mais elle n'est pas non plus conçue pour accueillir un grand volume de circulation. Comme en 2011 lors d'une fermeture partielle du pont Mercier, la structure sert de chemin de retour à des bus vides qui reviennent à leur point d'origine, sur la Rive-Sud.