Depuis plus de 140 ans, l'imposante maison mère des Soeurs grises occupe un vaste quadrilatère au centre-ville. Au début du XXe siècle, les façades grises abritaient plus de 1000 personnes. Il n'y restait toutefois que 227 religieuses au tournant des années 2000. Au terme d'une grande réflexion sur leur avenir et celle de leurs oeuvres, les Soeurs grises ont décidé de vendre leur maison à l'Université Concordia en 2004. Avant que les dernières résidantes quittent les lieux cette semaine, La Presse a rencontré quelques-unes d'entre elles.

Soeurs Cécile, Rollande et Anita ont récemment dit adieu à la maison où certaines de leurs coreligionnaires ont vécu pendant plus d'un demi-siècle. À respectivement 83, 89 et 91 ans, elles ne sont pourtant pas les plus âgées à quitter la maison mère des Soeurs grises, rue Guy. Trois centenaires ont déjà emménagé dans leur nouvelle résidence du secteur Angus.

«Ce n'est pas notre premier déménagement, rappelle soeur Rollande Bénard, qui a travaillé à l'Orphelinat catholique, à l'orphelinat Côte-de-Liesse, puis au Foyer Rousselot avec les personnes âgées, avant d'emménager à la maison mère en 2004.

«Lorsqu'on entrait en communauté, nos voeux, notre noviciat, tout se faisait ici à la maison mère. Nous ne croyions pas mourir ailleurs qu'ici, même si la vie en communauté nous amenait souvent bien loin.»

Établies à l'origine dans le Vieux-Montréal, à Pointe-à-Callière, où Marguerite d'Youville dirigeait l'Hôpital général de Montréal (à l'époque, hôpital signifiait hospice), les Soeurs en furent chassées par le manque d'espace, les épidémies, l'insalubrité et le nombre croissant de femmes désirant s'engager dans la communauté.

À regret, la décision fut prise de s'installer sur un terrain situé en bordure de ce qui allait devenir la rue Guy. Les travaux d'une nouvelle maison mère débutèrent en 1869. Les plans de l'architecte Victor Bourgeau furent réalisés en plusieurs étapes, jusqu'en 1900, mais les soeurs purent déménager dès 1871.

«À une époque, ce bâtiment constituait l'adresse principale de 1100 personnes, explique Gabriel Collard, directeur général de la maison mère depuis 2004. Plus de 3000 soeurs ont été formées à la maison mère [...], menée par la mission d'accueil inconditionnel de Marguerite d'Youville.»

Pour un nouveau départ

«La maison mère représentait un peu la maison de nos grands-parents, explique soeur Cécile Montpetit. Nous y revenions régulièrement pour nous ressourcer, voir les nôtres. À 14 ans, j'avais vu un documentaire qui décrivait la vie des Soeurs grises dans le Grand Nord. J'ai tout de suite su que c'était ce que je voulais faire de ma vie.

«Mais à 14 ans, j'ai été jugée trop jeune et j'ai dû attendre jusqu'à 17 ans!», poursuit celle qui a travaillé 40 ans comme infirmière spécialisée en hygiène sociale dans le Grand Nord. Là-bas, les soeurs étaient de toutes les batailles: «Elles soignaient, aidaient les femmes à accoucher en attendant que le médecin arrive. Lorsqu'il arrivait...», raconte soeur Cécile avec un sourire taquin.

Entrée en communauté à 22 ans, soeur Anita Poitras a pour sa part travaillé pendant 49 ans «avec la jeunesse», comme éducatrice, mais aussi avec les aveugles et les personnes âgées. Depuis 1992, c'est cette petite femme pleine d'énergie qui a vu à l'accueil de tous les visiteurs à la maison mère.

Elle a pourtant été l'une des premières à déménager, en février, optimiste et insistant sur le beau côté des choses. «Comme 28 autres de mes consoeurs, je vis seule dans un petit appartement-studio. On n'a pas lésiné pour nous. Nous sommes bien et une autre vie commence pour moi à 91 ans. C'est la première fois que je cuisine des repas. Je regarde souvent des livres de recettes ces temps-ci!»

Des souvenirs de la maison

Chacune a eu droit de choisir les quelques articles qui lui tenaient à coeur; pour certaines un fauteuil, pour d'autres un bibelot. Chacune a meublé sa nouvelle chambre avec ces objets familiers.

«Nous n'avons pas besoin de beaucoup, explique soeur Cécile. La Providence nous donne sans même que l'on demande.»

Toutes affirment trouver plus difficile de quitter la chapelle de la maison mère. Les cérémonies importantes de leur vie religieuse y ont toutes eu lieu. Une dernière messe pour les soeurs y a été célébrée en décembre 2012 et les lieux ont été désacralisés, un moment triste pour la plupart d'entre elles. Plusieurs éléments importants de l'ancienne chapelle ont toutefois été récupérés pour créer la nouvelle chapelle de l'oratoire Saint-Joseph dédiée au frère André.

Plusieurs des religieuses se sont fixé des objectifs tournés vers l'avenir. «J'écouterai les gens qui vivront dans le même édifice que moi, j'irai visiter nos consoeurs malades, explique soeur Cécile. C'est à la fois un autre apostolat et le même qui se poursuit. Nous changeons de maison comme quand, plus jeune, on changeait de mission.»

Le plus important, insistent-elles toutes, c'est qu'elles seront ensemble, en communauté, avec une seule adresse.

- Avec la collaboration de Chantal Demers

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142 ANS D'HISTOIRE ET DE SERVICES

D'abord le lieu où des jeunes femmes entraient dans la communauté religieuse fondée par Marguerite d'Youville en 1737, la maison mère des Soeurs grises fourmillait d'activités en abritant un nombre important d'oeuvres dont la vocation témoignait de préoccupations sociales bien réelles.

Au cours de ses 142 ans d'histoire, la maison mère des Soeurs grises a hébergé son administration générale, le noviciat pour les nouvelles postulantes, ses propres infirmeries et pharmacies, un service d'imprimerie, un studio d'art et différents ateliers. Mais aussi des oeuvres diverses telles la crèche d'Youville, consacrée à l'accueil d'orphelins; le Foyer Saint-Mathieu, offrant des services d'hébergement et des soins aux personnes âgées en perte d'autonomie; l'Institut familial des Soeurs grises, école ménagère pour la formation des jeunes orphelines; l'Institut Marguerite d'Youville, première école de langue française offrant une formation universitaire en sciences infirmières; le Scolasticat-École normale, consacré à la formation des enseignantes; la Maison Marguerite, refuge pour femmes sans abri; le Centre Bon Jour Toi, centre de jour pour femmes démunies; et l'Inter-Val, maison pour femmes victimes de violences.

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CHRONOLOGIE

1701 Naissance à Varennes de Marie-Marguerite Dufrost de Lajemmerais.

1737 Devenue Marguerite d'Youville, veuve à 29 ans, elle fonde la congrégation des Soeurs de la Charité de Montréal, dites les Soeurs grises, d'abord par moquerie parce que le mari de Marguerite faisait de la contrebande d'eau-de-vie.

1747 Marguerite d'Youville se voit confier la direction de l'Hôpital général de Montréal, à Pointe-à-Callière dans le Vieux-Montréal.

1747-1771 Marguerite d'Youville habite l'Hôpital général de Montréal et y accueille démunis, orphelins, sans-abri, enfants abandonnés et personnes âgées. Elle y meurt en décembre 1771, à l'âge de 70 ans. Elle devient en 1990 la première personne née au Canada à être canonisée.

1869 Début de la construction de la maison mère, sur des plans de l'architecte Victor Bourgeau. Les travaux se terminent en 1900 par l'aile de la rue Saint-Mathieu.

1871 Déménagement des Soeurs grises et de leurs oeuvres dans la section achevée de la maison mère.

1874 Début de la construction de la chapelle.

1911 Cette année-là, 1035 personnes habitent la maison mère.

2004 Signature de l'acte de vente de la maison à l'Université Concordia en juin 2004.

Mars 2013 Fin du déménagement des Soeurs grises.