Ils sont en jeans et marchent au beau milieu des manifestations. Ils ont de longues conversations avec les militants. Et pourtant, ce sont des policiers. Depuis deux ans, avec Occupons Montréal et le printemps érable, ils ont désamorcé bien des crises. Mais ont-ils contribué à radicaliser les militants montréalais?

Paco Bergeron s'est autoproclamé chef de la police de l'amour. Il a une perruque de clown, un nez rouge et un faux uniforme de policier antiémeute: casque de hockey, bouclier en carton et tue-mouche en forme de papillon rose en guise de matraque. Paco semble bien décidé à faire fâcher les vrais policiers du groupe tactique d'intervention, qui encadrent cette manifestation contre le Plan Nord: quelque 300 manifestants scandent des slogans devant le Palais des congrès en ce jour de tempête.

Paco le clown se tient donc à deux pas d'un agent et lui demande ses commentaires sur l'État policier. L'agent ne répond pas, mais, à la troisième interpellation, demande à Paco de reculer. «Il m'a dit de décâlisser!», se plaint Paco tout haut, prenant à partie d'autres manifestants. La tension monte d'un cran.

C'est alors que Stéphane Eid entre en jeu. Le policier est en jeans. Il porte un gros manteau d'hiver et une tuque péruvienne. Seul signe qu'il appartient au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM): un dossard bleu avec le logo du service de police, surmonté d'un mot: médiateur.

En quelques phrases légères, l'agent Eid réussit à attirer l'attention de Paco le clown. Il converse avec lui pendant quelques minutes, tout en le redirigeant habilement en plein centre de la manifestation, loin des policiers de l'antiémeute. «Toi, tu as trouvé ça intimidant que le policier te dise de partir. Mais lui aussi, il t'a probablement trouvé intimidant», explique-t-il patiemment à Paco. Un affrontement manifestants-policiers est évité. Un autre.

Cette scène s'est reproduite des dizaines de fois depuis un an et demi: durant cette période, Stéphane Eid et ses collègues du service de médiation ont eu pas mal de boulot. Il y a eu Occupons Montréal, à l'automne 2011. Et quatre mois plus tard, pas moins de 700 manifestations étudiantes. On peut dire que le SPVM a ressuscité à temps son service de médiation, qui existe en théorie depuis 2003 mais qui a repris vie il y a à peu près trois ans.

Au beau milieu des manifestations

Ces 10 policiers sont donc vêtus presque totalement en civil. Ils marchent avec les protestataires, au beau milieu des manifestations, sans équipement de protection. Ils connaissent bien des manifestants par leur petit nom. Et, pour des policiers, ils ont parfois des propos... surprenants. «En fait, la seule chose que je déplore aujourd'hui, c'est qu'il ne fasse pas beau. C'est dommage. Ça a probablement empêché des gens de venir», déclare l'agent Eid à un groupe de médias alternatifs qui le pressent de questions sur le rôle des policiers dans les manifestations.

«Les médiateurs ont joué un rôle crucial dans nos manifestations. Grâce à la discussion qu'on a pu avoir avec eux, ils ont permis d'éviter des interventions trop hâtives de la police», estime Martine Desjardins, présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ).

Même son de cloche à la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ). «Nous les avons vus à l'oeuvre sur le terrain. Ils étaient très habiles à négocier chaque coin de rue pour que la manif ne s'en aille pas sur le pont, par exemple. Ils sont approchables, avenants. Sans eux, il y aurait eu beaucoup plus d'affrontements manifestants contre GTI [groupe tactique d'intervention, les policiers de l'antiémeute]», dit une source très proche de la FECQ.

«Les médiateurs sont sans conteste une formule gagnante, estime Marc Parent, le chef du SPVM, qui a choisi de réactiver ce service à son arrivée en poste. Ce n'est pas traditionnel dans le monde policier d'utiliser ces méthodes. D'habitude, devant un groupe qui manifeste et qui peut être intimidant, on y va plus avec un service de contrôle des foules.»

L'étincelle d'Occupons Montréal

Mais en 2010, le SPVM s'est retrouvé face à une manifestation hors du commun, comme dans la plupart des grandes villes du monde: le mouvement Occupons. Les militants ont investi le square Victoria et s'y sont installés. Au départ, le réflexe policier n'était pas à la tolérance. Les médiateurs sont allés faire un tour. «À mon retour, j'ai dit aux patrons: c'est extraordinaire, ce qui se passe là. Ce sont des jeunes qui veulent changer le monde. On ne peut pas être contre ça. On a dit à nos supérieurs: donnez-nous du temps. Ils ont accepté. J'ai été surpris par ma direction», souligne Michael Arruda, l'un des médiateurs.

C'est Marc Parent qui a convaincu le maire de Montréal d'opter pour la stratégie de la patience, contrairement à ce qui se faisait dans l'ensemble des villes canadiennes. Le SPVM et la Ville ont ainsi écopé d'une tonne de pression, venant des médias et de l'opinion publique. Il faut dire que les risques de dérapage étaient bien présents. Le SPVM a désigné quatre médiateurs, chargés de suivre le dossier de très près. Tous les jours, ils étaient présents au square Victoria.

«Ça a toujours été bien clair: nous, on était le gant de velours. Mais en arrière de nous, il y avait la main de fer», illustre Michael Arruda. Les négociations ont été quotidiennes avec les militants, qui voulaient faire des feux, dresser des abris de bois, démarrer des génératrices. Une entreprise majeure de diplomatie, une marche quotidienne sur un fil de fer pour les médiateurs. Il leur fallait gagner la confiance des militants, mais aussi garder celles de leurs supérieurs... et de leurs collègues, qui considéraient avec scepticisme les interventions de cette «équipe du bla-bla».

Finalement, le pari de Marc Parent sur Occupons Montréal a été gagné. Le mouvement s'est délité de lui-même. Une partie des troupes s'est volontairement retirée après avoir été vaincue par le froid et aussi par les problèmes sociaux de la rue. Un avis d'éviction a été transmis aux derniers irréductibles, dont plusieurs ont accepté de quitter les lieux. Une poignée de militants seulement a été arrêtée.

«On s'attendait à un affrontement; il n'y en a pas eu. Il n'y a pas eu de blessés, pas de casques, pas de bâtons. On les a aidés à démanteler le campement, explique le chef de police. Dans les villes qui ont choisi de vider les parcs par la force, après, on a dû protéger les endroits. Ça a coûté des millions de dollars. Ça ne s'est pas produit à Montréal.»

Les règles d'or de la médiation

1- Être patient. Le résultat de l'intervention ne sera probablement pas immédiat mais se fera peut-être sentir quelques semaines plus tard. Les liens noués avec les manifestants sont tous précieux.

2- Ne pas réagir à la provocation. «On est là pour faire baisser la tension, pas pour la créer, dit Stéphane Eid. Quand on sent qu'on crée de la tension, on se retire immédiatement.»

3- Ne jamais mentir. Rien n'est plus précieux que la crédibilité et rien ne la détruit aussi vite qu'un mensonge.

4- Ne rien promettre. «On promet d'essayer», résume Michael Arruda.

5- Être ouvert et écouter. Les médiateurs désamorcent bien des situations en laissant les gens déverser leurs frustrations. Ils ont de longues conversations avec des manifestants, au départ agressifs, qui finissent par s'amadouer parce qu'ils ont le sentiment d'être écoutés.

6- Tenter de trouver des solutions concrètes.

7- Connaître la clientèle et la cause qu'elle défend. «On se renseigne sur les enjeux, la cause défendue. Nous essayons de montrer aux manifestants que nous sommes aussi des citoyens, pas seulement des policiers. Mais évidemment, on ne prend jamais parti», explique Michael Arruda.

8- Chaque fois que c'est possible, appeler les gens par leur prénom. Cela crée une proximité et favorise le dialogue.

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Les paratonnerres


Ne parlez surtout pas des policiers médiateurs à Paul Bode. Le militant de longue date, un des piliers d'Occupons Montréal, ne décolère pas quand il repense à ce qui s'est passé pendant six semaines au square Victoria. «On s'est sentis trahis par le SPVM en général et par ces policiers médiateurs en particulier», lance-t-il.

Dans un esprit d'ouverture, les militants d'Occupons Montréal ont, au départ, accepté de discuter avec les policiers médiateurs délégués par le SPVM. «Ils ne sont pas aussi gentils qu'ils en ont l'air. Il n'y a pas de négociation possible avec eux: ils restent sur leurs positions, dit le militant. Ils sont là pour inciter aux divisions en faisant croire qu'ils sont des médiateurs.»

Occupons Montréal s'est conclu dans l'amertume pour plusieurs militants, poursuit Paul Bode. «Nous avions commencé le démantèlement du camp quand nous avons reçu l'avis d'éviction de la Ville. C'était prévu pour le lendemain. Et évidemment, les médiateurs n'étaient plus là. Quand la police utilise la force, ils disparaissent. Dans une manif, c'est d'ailleurs une façon de savoir exactement quand la police va charger: soudainement, les médiateurs ne sont plus là.»

Paul Bode fait partie de la frange modérée du militantisme. Il a toujours été et demeurera pacifique, dit-il. Mais la réputation de cette faction modérée a beaucoup souffert des événements d'Occupons Montréal, estime-t-il. «À cause de l'action des médiateurs, notre faction s'est vraiment affaiblie: on nous présente désormais comme des mous. Quoi qu'on dise, l'autre côté nous répond toujours: regardez ce qui s'est passé avec Occupons Montréal. C'est ça qui arrive quand on collabore avec la police. Ça a changé de façon permanente la relation des militants avec le SPVM. Ça a radicalisé les militants.»

Et le fait est que, dans les manifs, les médiateurs sont devenus des paratonnerres pour l'agressivité de plusieurs militants. «Ne leur parlez surtout pas, ce sont des cochons comme les autres! Leur rôle, c'est de faire en sorte que rien ne se passe!», hurle un militant lorsqu'il nous voit converser avec les médiateurs dans la manif du Plan Nord.

«Attention, le service de méditation de la Gestapo vient d'arriver!», lance Patrick dans un porte-voix, en marge de la manif contre le Plan Nord, lorsqu'il voit arriver Stéphane Eid et son partenaire, Khobee Gibson. Le jeune est tout de noir vêtu, le visage caché par un foulard. «C'est des pleins de marde, des policiers comme les autres, crache-t-il. Le jour où ils ont poivré, j'étais là!»

Cet incident, qui impliquait Michael Arruda et qui a largement circulé sur YouTube, a incontestablement nui à l'image des médiateurs. Au beau milieu d'une manif agressive lors du printemps érable, le médiateur s'est retrouvé à peu près seul avec les policiers qui procédaient à une arrestation ciblée. D'autres manifestants les ont vus et ont chargé. «On était dans un cul-de-sac, il y avait des bouteilles qui se lançaient», raconte l'agent Arruda. Il a sorti son gaz poivre et a dirigé le jet vers le sol. Car les médiateurs ont beau être habillés en civil, ils sont des policiers à part entière et portent donc des armes. Michael Arruda précise que la vidéo a été volontairement retirée de YouTube par son auteur.

Paul Bode croit plutôt que la vidéo a montré le vrai visage des médiateurs. «Cette vidéo a montré hors de tout doute qu'ils sont des policiers comme les autres.»