Plus de 1800 Montréalais ont perdu leur emploi dans la liquidation d'Aveos. Depuis près de deux semaines, ils se sont fait entendre à Montréal, Chicoutimi, Québec ou Ottawa, devant le siège social d'Air Canada et devant les parlements. Leur unique revendication: retrouver leur travail. Ils sont le visage d'une fermeture aussi brutale qu'inattendue.

Quand il a quitté la shop pour le week-end, il y a deux semaines, Benoit Lefebvre ne se doutait pas qu'il venait de vivre sa dernière journée chez Aveos.

Ce contrôleur d'atelier à la certification finale du service des moteurs a pourtant reçu un appel lui demandant, dimanche soir, de ne pas se présenter au travail le lendemain.

On lui a promis de reprendre très vite contact avec lui.

Son employeur ne l'a jamais rappelé. Quarante-huit heures plus tard, Aveos a entamé sa liquidation.

Depuis, Benoît nage en plein désarroi.

«En 30 ans, j'ai payé un demi-million de dollars d'impôts, et là, tout ce qu'on me dit, c'est:»Mange de la marde, retourne à l'usine»», dit-il. J'ai toujours été en haut de la chaîne alimentaire, et là, je viens de me faire égorger.»

À 50 ans, il se demande quel emploi il va bien pouvoir trouver.

«Oui, je suis enragé solide. Je ne me sens pas bien, ça va pas. On se fait voler par nos gouvernements. Et on n'a rien.»

Ses yeux balaient le sol.

«On espère une vie meilleure que celle de nos parents. On est allés à l'école. On a fait des études. Mais on dirait que ça change rien.»

Il semble inconsolable.

***

Pour ses employés, la faillite brutale d'Aveos, principal fournisseur de services de maintenance et de réparation d'Air Canada, est une véritable trahison. Jusqu'en juillet dernier, les 1800 employés syndiqués étaient eux-mêmes des employés d'Air Canada. Leur caisse de retraite y est toujours.

Les plus anciens ont entamé leur carrière pendant les beaux jours du transporteur aérien. Ils se sont dévoués pour une entreprise qui, en retour, leur offrait les meilleures conditions de travail du secteur. Les parents encourageaient leurs enfants à y faire carrière. Des couples s'y sont formés. Des amitiés s'y sont bâties.

La faillite d'Air Canada a sonné le glas de cette époque. Depuis 10 ans, les syndiqués ont accepté une détérioration de leurs conditions de travail. Dans la foulée de sa restructuration, Air Canada s'est séparée de ses services de maintenance et d'entretien.

Ainsi est née Aveos.

Mais les employés ne digèrent pas la rupture. Signe qui ne trompe pas, ils étaient des dizaines à porter leur ancien uniforme d'Air Canada pour protester contre la fermeture d'Aveos.

Luciano Colangelo ne comprend pas la tournure des événements.

«Air Canada, c'est le symbole de notre pays. Ce qui se passe nous regarde tous», estime cet ancien magasinier.

Aux côtés de sa femme, Isabel Daponte, il est de toutes les manifestations depuis la fermeture d'Aveos.

Le couple, qui partage le même employeur, espère retourner chez Air Canada.

«On veut montrer à Air Canada qu'ils ont fait une erreur. Ils n'auraient jamais dû diviser leurs activités. On aurait tous pu s'unir, trouver des solutions pour que ça aille mieux», croit-il.

Le calcul du couple est simple: Air Canada a besoin de faire réparer ses avions au Canada. Des centaines de travailleurs qualifiés et formés n'attendent justement que ça.

Luciano et Isabel ne comprennent pas pourquoi leurs emplois devraient partir au Salvador, où Aveos a une filiale.

«Pourquoi on irait donner notre travail aux Salvadoriens, alors qu'eux ne nous donnent rien?», s'interroge Luciano.

***

Le secteur de l'aviation connaissait ses hauts et ses bas. Mais chez Aveos, la fermeture a pris tout le monde de court. La «cellule de crise» formée dans les premiers jours de la faillite par le syndicat a rapidement été inondée d'appels.

«De la détresse, il y en a», indique un dirigeant syndical.

Devant les grilles d'Aveos, la tristesse s'exprime avec franchise pendant les jours qui suivent la fermeture. «Je me lève avec une bière, je me couche avec une bière», résume un technicien.

Son physique est imposant, mais son regard est las. Il préfère taire son nom, pour ne pas inquiéter sa famille.

***

Depuis qu'il a appris la fermeture d'Aveos, Robert Lussier, 48 ans, passe ses journées couché. Ce mécanicien est habité par des pensées suicidaires.

Après 13 ans de service chez Air Canada, sa vie a commencé à se déglinguer. Il est tombé malade, et a subi une greffe du foie. Il y a eu des complications, et il a passé plusieurs mois en rééducation. Son arrêt de travail, entamé à l'été 2010, s'est prolongé. Sa santé ne lui a jamais permis de retourner travailler.

Aujourd'hui, ce sont ses reins qui ne fonctionnent plus. Il attend une nouvelle greffe.

Pendant ce temps, son fils de 16 ans est devenu diabétique.

Pour Robert, ce licenciement soudain, et la perte, tout aussi inattendue, de ses assurances maladie et médicaments, ont été le coup de grâce, raconte sa conjointe, Lyne Martineau.

Aujourd'hui, elle a du mal à se projeter dans l'avenir.

«J'ai appris depuis les deux dernières années que c'est difficile de prévoir les choses. Il faut vivre au jour le jour», dit-elle.

Le couple vient de mettre sa maison en vente.

«Je ne sais pas où je serai dans trois mois ou dans six mois, ni où ma famille sera. Je m'étais fait un plan de vie. Mais il a bien changé.»

***

Membre du comité de négociation du syndicat d'Aveos, Benoît Lanctôt partage les sorties de ses anciens collègues depuis la fermeture. Il ne s'explique pas comment un géant comme Aveos a pu mettre la clé sous la porte en une nuit.

Pas plus tard que l'an dernier, Chuck Frosst, directeur des ressources humaines d'Aveos, avait même promis d'installer une nouvelle culture du travail.

Quand il évoque ce souvenir, ses collègues, autour de lui, éclatent de rire.

«C'est la culture de la fermeture, oui!», pouffent-ils.

Benoît acquiesce. «On voit où ça nous a menés.»

Il reprend: «Dans ma catégorie, je suis sixième en ancienneté. Je me disais qu'avant qu'ils me touchent, moi, ils allaient mettre la clé sous la porte. Et c'est exactement ça qui est arrivé: ils ont mis la clé sous la porte.» Il lui a fallu plusieurs jours pour réaliser qu'il est maintenant sans emploi. Ce constat l'a ébranlé.

«J'ai refait mon C.V., j'ai fait mes démarches. Je prépare le coup. Si, dans les prochains jours, on me dit: tu rentres, O.K. Mais sinon, je ne vais pas rester à la maison à attendre que le téléphone sonne.»

«Les gars veulent se replacer, ils s'envoient des emails, se disent: Ici, ils embauchent, mais ne le dis pas. Tout le monde veut sauver sa peau, puis les autres, après», croit-il.

Parmi les anciens d'Aveos, plusieurs ont tenté leur chance chez Bombardier ou Bell. Mais les places sont rares.

Benoît, qui avait décroché son poste avec Air Canada simplement en frappant à la porte de la société il y a 20 ans, se sent quelque peu déboussolé par la nouvelle façon de postuler un emploi.

Autour de lui, on râle contre les annonces «tout en anglais» de Bombardier.

Benoît se verrait bien retourner à son premier métier: entrepreneur dans les rénovations. «J'aurais un seul patron, un seul chargé des relations travail, un seul employé: moi.»

***

Avec ses lunettes de soleil, ses tatouages et sa veste de cuir, Frédéric Charlier, 25 ans, est le genre de jeune homme qu'on s'attend plus à rencontrer dans une salle de concert de Montréal que parmi des employés syndiqués de l'aérospatiale.

Et pourtant. Il a été de toutes les mobilisations pendant les jours qui ont suivi la fermeture d'Aveos, il a même dormi à l'occasion dans sa voiture sur le boulevard Côte-Vertu, après une soirée à Montréal, pour participer à l'aurore à une manifestation devant le siège social d'Air Canada.

Musicien, Frédéric est aussi mécanicien depuis sept ans. Il a atterri dans l'aviation un peu par hasard et a commencé chez Avianor et Bombardier. Les hoquets de l'industrie aérienne, il connaît.

«En sept ans, j'ai eu dix mises à pied», compte-t-il, dans un sourire.

Au fil des jours suivant la fermeture, Frédéric a toutefois commencé à s'inquiéter.

C'est un jeune homme doux. Il explique sa situation: une relation amoureuse qui a mal tourné l'a laissé avec une maison à assumer, seul, en plus de ses trois voitures et de son studio de musique.

Il y a trois jours, mercredi, il a finalement décroché un nouvel emploi, chez Premier Aviation, à Trois-Rivières.

Il a commencé dès le lendemain.

C'est un nouveau départ.