Si les agents Nicolas Loignon et Sylvain Durocher avaient tourné le coin de la rue de Bullion pour déboucher dans la rue Sainte-Catherine 30 minutes plus tard, dans la matinée du 7 juin dernier, ce sont eux qui auraient eu à calmer un Mario Hamel en crise.

Ce matin-là, Mario Hamel, sans-abri bien connu des services d'aide, a été abattu par des policiers. Un passant, Patrick Limoges, atteint par une balle perdue, est mort lui aussi.

Les agents Durocher et Loignon, qui patrouillent à temps plein dans le quartier depuis trois ans, savent très bien qu'ils ne sont pas à l'abri d'un tel drame. Ils sont les seuls agents du poste de quartier 21 affectés à l'harmonisation des relations entre les citoyens, les commerçants, les sans-abri et les autres marginaux qui pullulent dans ce quartier chaud. Ils confient les cas extrêmes aux membres de l'Équipe multidisciplinaire en référence et intervention auprès des itinérants (EMRII).

L'EMRII ressemble à l'équipe de crise formée à Edmonton. Mais au lieu de répondre aux appels d'urgence et de patrouiller dans les rues, l'équipe montréalaise intervient en deuxième ligne et s'occupe des suivis. Composée de six agents de police, de deux travailleurs sociaux et d'une infirmière, elle forme les policiers en plus d'alléger leur charge de travail. «C'est précisément lorsque les relations entre les policiers et certaines personnes sont dans un cul-de-sac que l'EMRI intervient», explique le commandant du poste 21, Alain Simoneau.

Il est fier du travail de cette équipe, créée en 2009. «On a un sans-abri, Mario, qui génère à lui seul plus de 1500 appels par année. Il fait peur aux gens même s'il n'est pas méchant», explique le commandant. Avec l'aide de l'EMRII, l'homme s'est pris en main. «Il y a encore des cas désespérés, il ne faut pas faire l'autruche», souligne M. Simoneau, qui voit une nette amélioration des rapports entre les itinérants et les policiers depuis son arrivée en poste, il y a quatre ans.

Le commandant Simoneau est d'accord avec l'idée d'une escouade de première ligne comme à Edmonton, affectée aux malades mentaux. «C'est clair qu'on veut ça; tout le monde veut ça! Mais est-ce que ça va régler les drames comme dans le métro Bonaventure ou le centre-ville l'été dernier? Comment savoir?»

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C'est évident: Nicolas Loignon et Sylvain Durocher connaissent mieux que quiconque les spécimens de la faune urbaine. Ils savent que l'apparente camaraderie qui les lie à ces marginaux peut basculer rapidement. Ils savent que l'homme à qui ils ont offert une paire de bottes et des mitaines peut très bien se retrouver, quelques jours plus tard, dans la ligne de mire de leur revolver.

Ça pourrait très bien être Frank, un homme dans la trentaine croisé rue Saint-Denis. Il est explosif, résument les policiers. «Va te chercher des mitaines, Frank, tes mains vont craquer», conseille l'agent Loignon.

Frank rumine un peu et disparaît. Il n'a pas l'air dans son assiette, aujourd'hui, constatent les policiers.

«Il est extrêmement imprévisible et agressif. Son truc, c'est de se mettre à poil quand il est en crise. Il a déjà été maîtrisé au pistolet électrique», dit l'agent Durocher.

Dehors, il doit faire -25°. Presque tous les sans-abri sont au chaud dans les refuges, sauf une poignée d'irréductibles qui font la manche rue Sainte-Catherine.

À la station de métro Berri-UQAM, les habituels revendeurs de drogue s'engouffrent dans le souterrain à la vue des patrouilleurs.

Il n'y a pas de laveurs de pare-brise dans la rue Saint-Denis. Les deux agents ont la responsabilité d'y veiller. Ils disent faire appel au bon sens dans leurs interventions et souhaitent éviter la «surjudiciarisation».

Leur quotidien, ce sont les toxicomanes, les malades mentaux. Comme Maelstrom, qui se décrit comme un anarchiste et est un peu devenu le chouchou des deux agents. «Hey, Starky et Huch!», s'exclame-t-il quand il voit arriver les deux agents à la Place Dupuis.

Maelstrom connaît bien le coin. Il a été dans tous les hôpitaux psychiatriques de la ville. «Le problème, c'est que les policiers grandissent dans une banlieue tranquille, sont formés trop rapidement et ensuite crissés ici, dans l'arène», analyse l'homme à la voix caverneuse.

Au milieu de la rue Saint-Denis, les policiers aperçoivent Jasmin, un cas lourd, en train de zigzaguer entre les voitures. «Ça fait combien de fois qu'on te dit de ne pas quêter dans la rue? Deux cents fois? Si on te revoit aujourd'hui, on va t'arrêter», lui dit l'agent Loignon du ton d'un bon père de famille.

De l'autre côté de la rue, un sans-abri boit sa bière, adossé au mur d'un restaurant. Les policiers vident le contenu de sa bière, puis l'aident à se relever et à enfiler ses gants.

L'homme, qui peine à se tenir debout, s'éloigne sur le trottoir en grommelant.