Le matin du 5 janvier, Richard Cardin a fait son premier grand pas vers le retour au monde. Il est allé travailler. Avec la peur au ventre. Une peur qui lui est restée des ténèbres de la dépression dont il émerge lentement, à mesure que les plaies se referment, que la douleur s'endort.

Les souvenirs restent brûlants. M. Cardin se souvient encore trop bien de ce vendredi après-midi de juillet 2007, quand un évaluateur agréé l'a appelé pour prendre rendez-vous. Il devait évaluer sa maison et son atelier de mécanique automobile, rue Notre-Dame, à Charlemagne.

«Pouquoi voulez-vous évaluer ma maison? a-t-il demandé M. Cardin.

- Vous ne savez pas que vous allez être exproprié par le ministère des Transports, pour un train de banlieue?»

Sa vie est partie en vrille. Quand les bulldozers ont rasé son garage, son gagne-pain et sa grande maison, à l'été 2010, les trois années d'angoisse, de revers et de colère qu'il avait traversées en avaient déjà fait autant de sa paix d'esprit, de sa confiance en lui, de son estime personnelle et de ses rêves de retraite.

Obsédé par un sentiment d'injustice, de dépossession, il s'est isolé peu à peu. Des amis l'ont abandonné. Ses filles sont allées vivre chez leur mère - sa plus grande douleur. «Je suis leur père. Et je ne pouvais rien faire pour elles.»

Il y a une dizaine de jours, c'est par son nouveau patron qu'il a appris que tout cela était arrivé pour rien.

Projet annulé

En raison de l'augmentation vertigineuse des coûts du train de banlieue Mascouche-Montréal, qui sont passés de 390 à 715 millions de dollars, le gouvernement du Québec a décidé, il y a deux semaines, de ne pas construire la gare et le stationnement de presque 400 places qui étaient prévus à Charlemagne.

La Ville de Charlemagne a aussitôt fait savoir qu'elle en avait assez d'attendre le train de l'Est et qu'elle envisageait plutôt la construction d'immeubles d'habitation là où Richard Cardin s'était bâti une vie, une famille, un métier et une clientèle fidèle.

«C'est comme si on m'avait donné une claque en pleine face, dit Richard Cardin à La Presse. Sur le coup, j'ai senti remonter toute cette colère, cette rage qui ne m'a pas lâché pendant des années, puis je me suis calmé. J'ai fini ma journée, je suis rentré chez nous, et j'ai essayé de ne pas y penser.»

Deux jours plus tard, son meilleur ami, qui venait d'apprendre la nouvelle, l'a appelé pour lui dire tout le mal qu'il pensait de l'Agence métropolitaine de transport (AMT).

«J'ai compris après, dit M. Cardin, que tout ce qu'il voulait, c'était de voir si ça m'avait remis tout à l'envers d'apprendre que la gare ne sera même pas construite. Il voulait juste voir si j'étais correct.»

Il était correct.

Deuxième arrêt

Ce n'est pas la première fois, depuis le lancement de ce projet, que le train de l'Est doit passer à Charlemagne sans s'y arrêter. À la fin de 2009 aussi, deux ans et demi après avoir appris qu'il allait être exproprié, M. Cardin a reçu un appel de son avocat, quelques jours avant Noël. Il venait d'apprendre que, finalement, l'AMT renonçait à acheter sa propriété.

M. Cardin n'est pas fier de ce qui s'est passé après. Il dit avoir mis plus d'un an avant de raconter à ses filles ce qui s'est passé, la nuit du 31 décembre 2009, quand il a atteint le fond du baril.

On lui avait dit dès l'été 2007 qu'il allait être exproprié, mais pendant presque deux ans, ensuite, on avait refusé de lui confirmer que sa propriété allait bel et bien être achetée. Ce doute, cette incertitude rongeait Richard Cardin. Il en avait été soulagé au printemps 2009, quand l'AMT lui avait enfin fait une offre d'achat sérieuse. Il avait vidé la maison, le garage. On l'avait chassé. Il était parti. Et là, quoi? Il fallait qu'il revienne?

Le 31 décembre, il était tout seul dans la grande maison de 14 pièces, vidée de sa vie, de ses meubles, une maison qui lui appartenait depuis 23 ans mais où il n'était plus chez lui. Il a pris ses clés, son téléphone cellulaire, il est allé dans le garage. Le moteur de son camion ronronnait depuis plusieurs minutes dans le garage fermé quand il a appelé son ami - le même que tout à l'heure - pour lui dire ce qu'il avait décidé. Son ami est arrivé si vite et a crié si fort que M. Cardin a pu secouer la torpeur qui l'envahissait déjà, sortir de la cabine du camion, ouvrir la porte du garage...

Et c'est comme ça qu'il a pu voir l'arrivée de 2010.

La guérison

Ce n'est qu'en juin 2010 qu'un contrat a enfin été conclu pour l'achat de sa maison et de son commerce par l'AMT.

L'ancien mécanicien de 52 ans croit qu'il a commencé à guérir l'automne dernier, après avoir rencontré France, qui vit aujourd'hui avec lui à L'Épiphanie. Il a installé dans sa cuisine des armoires rescapées de son ancienne maison de la rue Notre-Dame. Il a conservé en souvenir les cartes professionnelles du Garage Richard Cardin.

Quand il est allé travailler, le 5 janvier, c'était la première fois depuis un quart de siècle qu'il allait travailler pour quelqu'un d'autre. Il avait l'estomac noué. Avant que sa vie soit bouleversée, dit-il, il était plutôt du genre déterminé, fonceur. Aujourd'hui, il a souvent des doutes. «C'est comme une peur qui m'est restée.»

«Je revis, conclut-il. Au fond, je ne suis pas à plaindre, comparé à bien d'autres gens. La maison est payée. J'ai une bonne job, j'aime la gang. J'aime ma vie, que je suis en train de refaire. Je n'avais vraiment pas besoin qu'on vienne me scrapper celle que j'avais avant. Mais je vais finir par être capable de tourner la page.»