Depuis samedi, environ 300 «indignés» campent au square Victoria pour protester contre le système. Compte rendu d'une nuit sous les gratte-ciels de Montréal.

17h

Pierre-Olivier Parent a hésité avant de planter sa tente au square Victoria, samedi. Il voulait camper avec sa fillette de 2 ans, mais craignait une réaction policière musclée. Deux jours plus tard, il n'en revient pas de la tolérance des forces de l'ordre.

Il faut dire que les quelque 300 «indignés» de Montréal font tout pour ne pas être expulsés. C'est d'abord ce qui frappe quand on débarque dans cette île de tentes multicolores échouée en plein centre-ville. «Gardons la maison propre», rappelle une pancarte. On a posé un cendrier au pied de la statue de la reine Victoria. Sur le socle, un graffiti a été écrit... avec du ruban adhésif.

«On a même prévu une table à langer pour les bébés», s'exclame M. Parent. Pour tous les autres, deux toilettes chimiques régleront un problème inhérent au camping en milieu très urbain. Et parce qu'on est résolument au XXIe siècle, les campeurs auront bientôt accès à l'internet sans fil. «Ce sont des anarchistes, mais des anarchistes organisés!»

18h30

L'assemblée générale des indignés bat son plein. Une réunion interminable, sous une pluie froide, où chacun fait valoir sa cause en beuglant dans un porte-voix. Dans la foule, quelques têtes brûlées, quelques sans-abri, mais surtout des idéalistes qui rêvent de changer le monde.

Ils sont organisés. Il reste que c'est compliqué, la démocratie totale...

Richard Bernard, consultant en télécoms, fréquente le square Victoria depuis le début de l'occupation. Le premier jour, il a prêté main-forte aux indignés en animant l'assemblée et en leur expliquant les rudiments des règles à suivre. «Cela a duré quatre heures! J'étais exténué...»

Avec ses habits chic, M. Bernard détonne dans la foule bigarrée. Il n'en a pas le profil, mais il est, lui aussi, indigné. «Avoir 3 milliards à la banque quand 3 milliards de personnes crèvent de faim, cela ne tient pas debout. Il faut que cela arrête.» Et ce n'est pas complètement irréaliste, selon lui. «Je n'aurais jamais cru que des soulèvements populaires puissent faire tomber des régimes au Moyen-Orient. Cela me laisse croire que tout est possible.»

22h30

D'un côté du square, des jeunes se relaient au son d'une musique expérimentale stridente, dans une sorte de breakdance nouveau genre. De l'autre côté, d'autres indignés ont opté pour des valeurs sûres et éprouvées par les années: guitares, tam-tam et accordéons. On joue le classique de circonstance, Harmonium. «Il m'a dit de vous dire, d'écouter...»

Les indignés pensent qu'enfin, ils ont des chances d'être entendus. «On ne sait pas ce que ça va donner. Ce qui est beau, c'est d'oser y croire. On s'attaque à des forces immenses, mais pour une fois, une brèche est ouverte», explique Émilie Hébert-Houle, étudiante en géographie de l'Université de Montréal. «Même s'il n'y a pas de profonds changements dans le système, le simple fait que nous nous rassemblions pour les mêmes causes dans le monde entier, c'est considérable», ajoute son amie Julie Francisco.

Malgré le froid et les examens de mi-semestre, elles n'ont pas la moindre intention de lever le camp. Elles se sont couchées au petit matin, transies, exténuées, mais des rêves plein la tête.

7h30

L'odeur de l'encens a remplacé celle de la marijuana. Deux filles font du yoga, pieds nus, sous le regard médusé des travailleurs qui se pressent déjà sur le chemin du bureau.

Le camp s'anime peu à peu. Les indignés ont l'oeil lourd. La nuit a été difficile pour ceux qui n'avaient pas d'équipement assez chaud (ou des bouchons d'oreille).

Un homme en veston-cravate pose quelques fruits devant une tente. «Continuez! C'est une très bonne cause, d'autant plus que vous la faites avec dignité, sans violence», leur lance avec enthousiasme ce cadre quinquagénaire, qui préfère ne pas être nommé.

«Nous-mêmes, nous en avons assez. Nous sommes révoltés, ulcérés du système bancaire actuel», explique le Montréalais d'origine française. Il a fait Mai 68. «Aujourd'hui, je vais faire mes neuf heures au bureau, comme un crétin. Je gagne bien ma vie, j'ai une voiture, j'ai une maison. Mais ça ne me suffit pas. Je veux plus d'espoir pour vous, pour mes enfants qui ont à peu près votre âge. Pour moi, c'est trop tard...»