Cet hiver, quand le public a appris que la Rôtisserie Laurier allait fermer ses portes pour se transformer, les files d'attente sont revenues. Comme si l'annonce de la disparition d'une institution de la métropole, telle qu'on la connaissait, avait ravivé nos liens affectifs avec le vieux commerce. Montréal compte de nombreux classiques de ce genre auxquels nous sommes attachés, qui protègent et entretiennent nos souvenirs tout en ancrant la mémoire de la ville. Marie-Claude Lortie et Jean-Christophe Laurence en ont choisi quelques-uns et nous les présenteront chaque semaine durant l'été. Aujourd'hui, le salon Fygaro, rue Bélanger.

Les coupes de cheveux changent. Mais pas Cesare Barone. Un demi-siècle après avoir ouvert le salon Fygaro, le barbier de 72 ans est toujours fidèle au poste, ciseaux en main. «La seule chose qui a changé, c'est la couleur de mes cheveux. Avant, c'était noir. Maintenant, c'est blanc!»

Cesare ne parlait pas un mot de français quand il a débarqué à Montréal en 1959. L'anglais encore moins. Ça ne l'a pas empêché de trouver un emploi six mois après son arrivée, chez un vieux barbier italien qui l'avait pris sous son aile. Il faut dire que Cesare avait de l'expérience: à 17 ans, il avait déjà son salon de coiffure en Calabre. N'eût été le chant des sirènes (lire: une femme), sans doute serait-il resté là-bas. «La vie était difficile, mais pour moi, les affaires allaient bien. J'étais gâté.»

En février 1961, prêt bancaire en poche, Cesare monte sa propre affaire: il ouvre le salon Fygaro, au 1205, rue Bélanger Est. Pour annoncer l'ouverture, il distribue ses cartes professionnelles pendant la messe. La coupe coûte alors 85 cents.

En quelques semaines, le commerce décolle. Quatre barbiers y travaillent à plein temps. Bientôt, Cesare est rejoint par son beau-frère Camil Nardi. Six ans plus tard, ce sera Tony, l'autre beau-frère. Les trois y sont encore.

«On a été modernes tout de suite. Les lavabos sur le comptoir, les arches, tout était neuf, lance Cesare. Dans ce temps-là, peu de barbiers avaient ça.» Et pourquoi Fygaro avec un «y» ? Simple question de copyright, dit-il: Figaro avec un «i» était déjà pris par un autre barbier!

Trois fois plus de spray net

Vers 1967, petite crise dans le milieu des salons de barbiers. C'est la folie des Beatles et les cheveux se portent de plus en plus longs. Chez Fygaro, la clientèle baisse dramatiquement. «Au moins 30% de moins», se souvient Cesare. Au début, le coiffeur lève le nez sur ce nouveau courant. Mais il finit par plier. Quelques années plus tard, il se fait lui-même pousser un petit afro. «Je me suis adapté», dit-il en nous montrant une photo qui dit tout.

Dans les années 70, les modes se succèdent, inspirées par les vedettes du moment. C'est l'époque des coupes Perry Como (un pouce de long, partout), Elvis (toupet en banane avec des favoris) ou Kojak (boule à zéro). Sans oublier le fameux «cyndre», une tige de cire qui brûlait le bout des mèches pour les renforcer. «Finalement, ce n'était même pas vrai, rigole Cesare, mais ça nous donnait 25 cents de plus!»

Tony, lui, se souvient surtout de la coupe «contact», parfaite mise en plis avec coiffure «vaguée», telle qu'on en voit dans les vieux livres de coiffure pour homme. «Ça, c'était vers 1970-1973, dit Tony. On mettait trois fois plus de spray net. Le gars pouvait aller dehors, même avec des vents à 300 km à l'heure, ça ne se défaisait pas... Pense à Pierre Lalonde!»

Comme les modes, se succèdent aussi les clients prestigieux. Le salon accueille Jean Beaulne, des Baronets. Le guitariste western Bobby Hachey est un client régulier. Claude Ryan viendra y faire son tour. René Lévesque aussi, le temps d'une visite. «Si je me souviens, c'était avant la première élection du PQ, lance Tony. Il était passé par hasard.» Et qui lui avait coupé le ti-poil? «Dans ce temps-là, on avait une coiffeuse. C'était elle. Il l'avait choisie parce qu'elle était québécoise...»

Fygaro chante encore

Avec le temps, le salon a changé. Les lavabos et chaises d'origine sont toujours là. Les vieux séchoirs aussi. Mais les arches n'y sont plus. La mode est revenue aux cheveux courts. Et il en coûte désormais 15$ pour une coupe. Le volume de clientèle aussi a diminué. Certains habitués sont morts. D'autres sont allés voir ailleurs. Avec la démocratisation du «clipper», beaucoup se coupent maintenant les cheveux à la maison. Jadis bondée, la salle d'attente a été transformée en section pour dames.

Malgré tout, Fygaro chante encore. Le matin de notre visite, ça gazouillait même pas mal dans le salon de la rue Bélanger. Trois clients fidèles depuis des années étaient de passage pour leur coupe mensuelle. Des habitués, comme 80% de la clientèle. «Cesare est mon coiffeur depuis qu'il a débarqué du bateau, nous a confié Marc Guay, client depuis 50 ans. Pis, je vais le suivre jusque dans la tombe!»

«Êtes-vous déjà allé voir ailleurs, M. Guay?

Une fois ou deux, seulement», avoue-t-il, un peu honteux.

Bah. Une fois ou deux, c'est pas tromper!», ajoute le barbier, complice.

Cesare a déjà fait le calcul. En 50 ans de carrière, il a servi 200 000 clients, à raison d'une quinzaine par jour. «Je n'ai pas vu le temps passer», dit-il. Oui, il a parfois songé à faire autre chose. Des crises passagères. Mais couper les cheveux, au fond, c'est ce qu'il savait faire de mieux. «J'ai travaillé pour l'art. Pas pour l'or.»

Aujourd'hui semi-retraité, Cesare ne travaille plus que trois jours par semaine. «Je voulais donner plus de temps à ma famille.» À 73 et 63 ans, Camil et Tony gardent le fort tant que leur santé le leur permet.

Et la relève? Pas vraiment, disent-ils. Leurs enfants font autre chose et c'est tant mieux. «Barbier, ce n'est pas payant, lance Camil. Nous, c'est le plus loin qu'on pouvait aller. Mais eux, ils ont de l'éducation. Ils pouvaient faire mieux...»

Pas de regrets, malgré tout, ajoute Cesare. «Moi, je recommencerais n'importe quand.»