L'hiver dernier, quand le public a appris que la Rôtisserie Laurier allait fermer ses portes pour se transformer, les files d'attente y sont revenues. Comme si l'annonce de la disparition d'une «institution» de la métropole, telle qu'on la connaissait, avait ravivé les liens affectifs avec le vieux commerce. Montréal compte de nombreux classiques de ce genre auxquels nous sommes attachés, qui protègent et entretiennent nos souvenirs tout en ancrant la mémoire de la ville. Marie-Claude Lortie et Jean-Christophe Laurence en ont choisi quelques-uns et nous les présenteront chaque semaine durant l'été. Aujourd'hui: Cheap Thrills, premier magasin de disques d'occasion à Montréal.

«On n'a pas de carte professionnelle. On n'a pas d'archives. Quand je vois la manière dont on travaille, je suis surpris qu'on ait duré 40 ans!»

Planté derrière sa caisse enregistreuse, Guy Lavoie contemple son petit local de la rue Metcalfe. Les lieux n'ont pratiquement pas changé depuis 1984. Et ils ne sont pas très différents du commerce d'origine, fondé en 1971 rue Bishop. Fidèle à sa réputation, Cheap Thrills ressemble encore et toujours à un bric-à-brac de livres et de disques d'occasion, au travers duquel se seraient glissés des CD et 33-tours neufs.

Personne n'aurait parié sur la longévité de cet établissement montréalais - encore moins sa fondatrice, Janet Dawidowicz, qui avait 21 ans à l'époque. Mais Cheap Thrills a traversé toutes les modes et peut se vanter aujourd'hui d'être le plus vieux magasin de disques d'occasion à Montréal.

«L'idée m'est venue quand j'étudiais en Californie, raconte Janet, Américaine de naissance désormais établie à Toronto. Il y avait un magasin de disques d'occasion, non loin du campus de Berkeley, qui s'appelait Moe's. Quand j'ai épousé un Québécois et que je me suis installée à Montréal, je me suis dit que ce serait intéressant de faire la même chose. On ne connaissait pas vraiment ça, ici.»

Janet a d'abord trouvé le nom: Cheap Thrills, comme dans la chanson de Frank Zappa, comme dans l'album de Janis Joplin. Un nom parfait pour l'époque hippie. Un nom qui disait exactement ce qu'il voulait dire: «sensations fortes pour pas cher». Puis elle a fait de la pub dans les journaux pendant deux mois avant d'ouvrir officiellement, à l'automne 1971.

Plus d'acheteurs que de vendeurs

Au début, l'approvisionnement n'a pas été facile. Le concept du disque d'occasion était encore à assimiler. Les acheteurs étaient plus nombreux que les vendeurs. Gérant du magasin depuis 30 ans mais client depuis le début, Guy Lavoie s'en souvient d'ailleurs très bien. «La première fois que je suis entré dans le magasin, il n'y avait rien. Rien d'autre que Janet assise à une table, qui attendait qu'on lui apporte des disques.»

Mais Cheap Thrills a fini par trouver son rythme et par s'imposer dans le paysage montréalais, surtout chez les anglophones, qui ont toujours constitué la majeure partie de sa clientèle. En 1984, la petite boutique de la rue Bishop a même ouvert une succursale rue Metcalfe, les deux magasins fonctionnant en parallèle jusqu'à la fermeture du Cheap Thrills original, en 2000.

Petit à petit, Cheap Thrills s'est aussi mis à vendre du neuf, en se spécialisant dans la musique marginale et indépendante. Encore aujourd'hui, sa marchandise est plus underground que commerciale: comprendre que vous ne trouverez ici ni le nouveau U2, ni le dernier Lady Gaga, ni les grands succès des Black Eyed Peas. En revanche, si vous cherchez du western des années 30, le premier album de John Zorn, un disque rare de l'Incredible String Band, du rock psychédélique cambodgien ou la seule compilation existante du vieux bluesman Charles Patterson, vous êtes au bon endroit.

«On n'a pas du neuf pour être dans le wagon de Pink Floyd, mais pour avoir des choses qu'on ne trouve pas ailleurs, confirme Guy Lavoie. La clientèle qui cherche des tubes n'a aucune raison de venir nous voir. D'ailleurs, on ne pourrait pas faire concurrence aux grandes chaînes, qui achètent en quantité.»

Ce créneau unique a valu à Cheap Thrills de devenir un point de rencontre des mélomanes montréalais, mais aussi des musiciens locaux en quête d'inspiration. Certains ont même donné une représentation dans la boutique - qu'on pense à Martha Wainwright, au groupe rock Déjà Voodoo, aux DJ A Track et Kid Koala ou au saxophoniste Jean Derome, qui avait improvisé au son de la caisse enregistreuse.

Survivre aux mp3

Ceci expliquant peut-être cela, Cheap Thrills semble avoir été relativement épargné par la crise qui sévit actuellement dans le monde du disque. Avec la folie du téléchargement, les gens achètent et revendent moins. Mais la clientèle de Cheap Thrills, elle, se situe à un autre niveau. «Ce sont de vrais mordus, explique M. Lavoie. S'ils téléchargent, ils vont quand même acheter le disque parce que, pour eux, un album, ce n'est pas seulement de la musique. C'est une pochette, des chansons placées dans un ordre réfléchi, un artiste qui a pensé à son affaire.»

Cela dit, tout n'est pas rose au pays des «sensations fortes». Après les années de vaches maigres qui se sont soldées par la fermeture de son premier magasin, Cheap Thrills doit toujours se serrer la ceinture et arrondir ses fins de mois en vendant des billets de spectacle. «On ne fait pas beaucoup d'argent, c'est évident, admet Guy Lavoie. On n'a jamais rénové. L'enseigne, dehors, est tombée, et on ne l'a jamais remise. On ne s'annonce pas non plus, ça n'a jamais vraiment fonctionné. Alors, si on veut nous trouver, il faut être certain de savoir où on va.»

Malgré tout, le mythe Cheap Thrills reste intact. La Casa del Popolo vient de lui consacrer une exposition, et sa clientèle continue de se renouveler au gré des générations. Sa réputation a même dépassé les frontières de Montréal, et il n'est pas rare d'y voir débarquer des vedettes de passage. Les Beastie Boys y ont notamment fait leurs emplettes, tout comme l'actrice Catherine Deneuve.

Ah bon? Et qu'est-ce que la grande dame du cinéma français avait acheté? Guy Lavoie esquisse un sourire: «Un livre de Peanuts!»

Cheap Thrills 2044, rue Metcalfe 514-844-8988