«C'était absolument sauvage, comme manière de faire.»

Plus d'un demi-siècle après les faits, Claude Brochu n'en revient toujours pas. En 1956, la Ville a demandé à sa famille de déménager parce que le quartier allait être détruit. Sa mère n'a eu aucun avis d'expropriation. Aucun dédommagement. Et n'a pas été relogée avant 1963.

«On a été errants pendant quelques années. Ils nous ont finalement relogés aux Habitations Jeanne-Mance, raconte l'homme de 70 ans. Mais quand ils ont vu qu'on avait un bon revenu, ils nous ont déplacés encore une fois...»

Claude Brochu a grandi au 1170, avenue de l'Hôtel-de-Ville, en plein coeur du mythique Red Light. La boulangerie Straham était juste en bas; le journal La Patrie, au coin de la rue. La voisine, une certaine «tante Marcelle», était tenancière de trois bordels où sa mère faisait les ménages. «Les prostituées, j'ai grandi dans leurs bras», raconte-t-il avec une pointe de nostalgie.

Mais la Ville trouvait le quartier trop louche. Et trop décrépit. Quand on l'a rasé, tout s'est arrêté. La communauté a éclaté, et les résidants se sont dispersés sans dire un mot. «Il y a eu une vraie rupture», raconte M. Brochu, qui avait 15 ans à l'époque.

On s'étonne aujourd'hui du fait que personne n'a protesté contre cette évacuation forcée. Mais les grands mouvements citoyens n'existaient pas encore. Et le «petit monde» du Red Light n'avait pas les outils pour résister.

«C'était un quartier ouvrier, des gens d'origine modeste qui n'avaient pas la sécurité sociale. Ils n'étaient pas au courant, poursuit Claude Brochu, en évoquant le fatalisme du prolétariat urbain. «Ils n'avaient tout simplement pas l'instinct de manifestation.»

Retraité après une carrière dans l'enseignement et le syndicalisme, Claude Brochu se dit toujours «révolté» par la façon dont Montréal a géré ce dossier. «On aurait pu le faire autrement, mais on a choisi la technique de la terre brûlée», déplore-t-il.

Au lieu de maisons centenaires, il y a maintenant un immeuble d'habitation moderne au 1170, avenue de l'Hôtel-de-Ville. Mais malgré les efforts de la Ville, le quartier n'a jamais complètement perdu son côté mal famé.

Claude Brochu, en revanche, y a perdu ses racines et les repères de sa jeunesse. «La maison n'est plus là, le parc n'est plus là, les commerces ne sont plus là, les amis ne sont plus là. Pour moi, c'est le vide total. C'est comme s'il n'y avait plus de prise sur la vie.»