Ils étaient 5000 au Faubourg à m'lasse, 1500 à Goose Village, 4000 dans le Red Light... Tous ont été expropriés, rarement dédommagés. Ces Montréalais avaient une chose en commun: ils habitaient des quartiers qui ne cadraient plus avec la modernité, qui ont été détruits au milieu du siècle dernier.

Montréal était alors une autre ville, optimiste et confiante dans l'avenir. Avec Jean Drapeau comme maire, l'administration municipale ne se souciait pas des détails. On parlait «plan d'ensemble» et «vision du futur». On filait à toute allure sur l'autoroute de la modernité.

«Il faut se rappeler que, dans la première moitié des années 60, on prévoyait que Montréal, en l'an 2000, serait une métropole d'environ sept millions et demi d'habitants», dit Gérard Beaudet, professeur à l'Institut d'urbanisme de l'Université de Montréal.

La «revitalisation» du centre-ville est alors au coeur des préoccupations de l'administration. Il fallait moderniser les vieux quartiers ouvriers. En clair, il s'agissait d'y passer le bulldozer et de reconstruire à neuf.

Trois quartiers ont disparu à cette époque. Une bonne partie du Red Light a ainsi été rasée en 1957 pour faire place aux Habitations Jeanne-Mance. Plus au sud, le Faubourg à m'lasse et ses 700 maisons ont été détruits vers 1963 au profit de la tour de Radio-Canada et d'un immense stationnement. Sous le pont Victoria, le quartier irlandais de Goose Village a été rayé de la carte un an plus tard. Un stade y a été construit, puis détruit lui aussi dans les années 70.

C'est à cette époque que Guy R. Legault a commencé sa carrière au service d'habitation et d'urbanisme de la Ville de Montréal. Il a vite monté les échelons pour diriger ce service névralgique de 1967 jusqu'à sa retraite, en 1987. L'état d'esprit à cette époque était simple: la «revitalisation» d'un quartier passait par sa destruction, rappelle-t-il. Il n'y avait pas de demi-mesure.

«On croyait à l'époque que c'était en démolissant les vieux logements qu'on créerait la ville moderne. C'était complètement faux, tranche l'homme de 79 ans. Et ça, c'était connu, parce que les Américains et les Européens avaient tenté cette expérience et avaient échoué. On a copié les Américains et ç'a donné les mêmes mauvais résultats.»

Cinquante ans plus tard, M. Legault estime que ces trois opérations ont été désastreuses. Fonctionnaire responsable du dossier du Faubourg à m'lasse, il s'opposait à l'époque à la démolition. Il aurait préféré que les logements insalubres soient rénovés et que Radio-Canada s'installe au centre-ville. Mais, en haut lieu, on croyait que la démolition était l'unique solution.

«L'idée qui sous-tendait tout ce projet était que, si Radio-Canada allait là, on allait revitaliser la rue Sainte-Catherine Est, explique-t-il. C'est le contraire qui est arrivé. Il y avait 700 familles au Faubourg à m'lasse qui faisaient leurs achats rue Sainte-Catherine Est. Ces familles sont parties et ne sont jamais revenues. Cela a en quelque sorte accéléré le déclin de la rue.»

Il tire les mêmes conclusions de la démolition de Goose Village et d'une partie du Red Light. «C'est bien évident que c'était une erreur.»

Selon Gérard Beaudet, on avait alors une vision fonctionnaliste du centre-ville, qui devait contenir le moins de logements possible. «On le voit surtout dans certaines villes américaines où on a été beaucoup plus loin et où le centre n'a quasiment plus de fonction résidentielle. Nous avons été relativement épargnés à Montréal parce qu'on s'y est pris en retard. C'est un bien pour un mal, disons.»

Encore possible?

Comment expliquer ces erreurs? Un demi-siècle après les faits, il est facile de jeter la pierre, estime France Vanlaethem, professeure à l'École de design de l'Université du Québec à Montréal.

«C'étaient les idées de l'époque. On croyait alors en la modernité», rappelle-t-elle. Le concept de patrimoine urbain était alors inexistant au pays. «Ç'a émergé au Québec dans les années 60, 70, justement en réaction à ces grandes opérations de revitalisation urbaine», relate Mme Vanlaethem.

Des mobilisations citoyennes ont fini par dompter le «bulldozer de la modernité». La lutte en partie victorieuse des résidants du quartier Milton Park, menacé de démolition, représente un tournant à Montréal au début des années 70.

Aujourd'hui, il semble inconcevable qu'un quartier soit entièrement détruit. «Dans nos sociétés, ce serait très difficile, croit Gérard Beaudet. Le premier projet de Griffintown, qui visait une démolition quasi complète du secteur, a été fortement combattu, notamment par des urbanistes qui disaient: «Ce n'est plus comme ça qu'on fait la ville.»»

Selon lui, on en est même à corriger les erreurs du passé. Dans le cas de Radio-Canada, par exemple, un projet résidentiel est envisagé pour utiliser de grands espaces laissés vacants. «Ça montre bien que 30, 40 ans après, on admet l'erreur. On sait qu'il faut corriger le tir.»