À la fin de sa vie, Roland n'a plus qu'un sac de vêtements, un vieux vélo déglingué et un sac de couchage. Comme une poignée de compagnons d'infortune, l'homme de 72 ans dort sous un viaduc qui chevauche une piste cyclable, en bordure du canal de Lachine, dans le quartier Griffintown.

Le sac de couchage usé du vieux sans-abri est étendu au soleil sur un garde-fou, ce qui lui vaut la visite de Daniel, autre «locataire» du viaduc. «Tu dois ranger ton sac de couchage en haut. Si on est propre, la police nous laisse tranquilles», explique Daniel à un Roland un peu confus.

Installé sous le viaduc depuis quatre ans, Daniel s'est attribué le titre de «directeur d'hôtel». Son rôle : s'assurer que les lieux soient en bon état.

Et ce rôle, il le prend au sérieux. Les cartons utilisés comme tapis de sol, les vêtements, les sacs de couchage et les autres effets personnels sont roulés et rangés dans les extrémités du viaduc. Sauf quelques mégots, rien ne traîne. «Il faut éviter que les usagers de la piste cyclable roulent dans les cochonneries. Les policiers m'ont dit : quand c'est propre, c'est correct», insiste Daniel.

L'homme de 47 ans veut éviter les dérapages de l'an dernier, lorsque les effets personnels et les restes de nourriture envahissaient les lieux et attiraient les rats, les plaintes puis les policiers. «J'ai alors pris les choses en main», souligne ce père de deux enfants, qui souhaite emménager avec Roland pour le sortir de la rue. «Qu'est-ce que ça fait dans la rue, un gars de 72 ans?» peste Daniel.

Trop bien à Montréal

À quelques mètres de là, Boris et Dave, deux autres habitués du viaduc, partagent un joint. «La police nous a dit : pas de plaintes, pas de troubles», résume Dave, 25 ans, dans la rue depuis huit ans. Le jeune homme de Joliette se débrouille comme il peut. Il encaisse son chèque d'aide sociale, mendie un peu et ramasse des bouteilles. Assez pour griller quelques joints et manger au restaurant tous les soirs.

Les nombreuses ressources pour sans-abri lui permettent aussi de profiter quotidiennement de repas gratuits. «Des fois, c'est ça qui n'aide pas à Montréal. T'es trop bien traité, dehors. Tu ne décides pas d'être dans la rue, mais tu décides d'y rester», admet Dave.

Mais vivre dans la rue n'est pas un conte de fées pour autant. Les buveurs de bière et fumeurs de marijuana occasionnels comme Boris et Dave trouvent difficile la cohabitation avec les toxicomanes du centre-ville et les personnes atteintes de problèmes de santé mentale. «Ils sont de plus en plus nombreux. Si les fumeurs de crack viennent ici, les problèmes vont commencer», résume Boris, 50 ans.

Quant aux missions et aux ressources d'aide aux sans-abri, elles n'ont jamais eu la cote chez les campeurs urbains. Surtout pas en été. «C'est pas tentant pour un jeune d'être obligé d'entrer dans une mission en après-midi, d'avoir un horaire pour prendre une douche et de dormir dans un dortoir avec des vieux qui ronflent», énumère Dave.

«Et puis tu devrais voir ça, ici, le soir, il y a une famille de renards qui vient nous visiter. C'est un univers parallèle», enchaîne Boris, visiblement émerveillé par son coin bétonné.

«C'est un cinq-étoiles!»

«Ici c'est un cinq-étoiles!» ironise Yvon, assis sur son matelas posé au milieu d'une mare de déchets, sous un viaduc du sud-ouest de Montréal.

Une petite table, quelques bouteilles vides, des chaises et des cartes à jouer traînent à côté du lit de fortune dans lequel il dort depuis un mois.

Ce Montréalais de 57 ans partage cet espace glauque avec une demi-douzaine de personnes. Certains y vivent depuis des années. Des écouteurs vissés aux oreilles, Yvon écoute la radio pour étouffer le vacarme des voitures qui défilent sans relâche au-dessus de sa tête.

Il a atterri ici à cause de problèmes familiaux. «Mais mes affaires vont se placer vite, croit-il. Je n'ai pas le choix, je ne peux pas être plus bas que ça.»

Cohabitation pacifique

Le square Viger sert depuis des années de gîte aux sans-abri. Ils sont plusieurs étendus les uns à côté des autres sur des matelas, près de la rue Notre-Dame.

Ici, c'est le coin des consommateurs de drogues par injection, explique l'un d'eux, Éric. «Les punks se tiennent de l'autre bord, du côté de la rue Berri», ajoute-t-il.

Les deux groupes disent cohabiter pacifiquement.

Et puis il y a moins de «crevettes», cette année - ces jeunes des régions ou du reste du pays qui viennent vivre dans la rue le temps d'un été -, remarque Éric.

Même si la présence des sans-abri semble tolérée au square Viger, les policiers viennent régulièrement faire le ménage. «Il y a deux jours, un camion de la Ville est venu, escorté par les policiers. Ils ont tout jeté. On a attendu une heure, puis on s'est réinstallés», raconte Éric, qui assure que plusieurs règlements maison sont en vigueur dans son coin pour éviter les problèmes avec les autorités. «Si tu urines partout, cries, te mets tout nu ou jettes tes seringues par terre, t'es dehors», prévient-il.

«On accumule des sofas, des matelas, des tapis, et quand on commence à trop s'installer, les policiers viennent nous évincer», raconte Aurélie, qui vit dans l'aile des punks, quelques mètres plus loin. «Si on nous tolérait vraiment, on ne nous mettrait pas dehors une fois par semaine», ajoute la jeune femme de 19 ans avant de partir, sa raclette sous le bras.