Le petit aéroport de brousse est derrière nous. L'autobus file à vive allure vers les installations pétrolières. D'un côté, des conifères à perte de vue. De l'autre, un immense banc de sable se dresse, haut comme une maison, long comme deux pistes d'atterrissage.

«C'était une forêt avant», reconnaît la porte-parole de Shell. Aujourd'hui, ces dunes retiennent plutôt un immense lac de boues toxiques d'une superficie de 5 km2, la moitié du parc du Mont-Royal.

Après les gaz à effet de serre, ces gigantesques réservoirs d'eau polluée constituent le plus important problème environnemental lié aux sables bitumineux. L'eau étant essentielle au processus d'extraction du pétrole, des quantités impressionnantes de ce liquide sont puisées, et aussitôt rejetées.

«La loi nous oblige à conserver sur le site chaque molécule d'eau ayant touché le bitume lors de la production du pétrole», explique John Rhind, grand patron d'Albian Sands, le consortium piloté par Shell en Alberta.

Sachant que les sables bitumineux contiennent de l'eau et qu'entre deux et cinq barils d'eau sont nécessaires pour produire un seul baril de pétrole, on peut imaginer les quantités astronomiques de boues toxiques rejetées. «En fait, 1,8 milliard de litres de ce liquide toxique sont produits chaque jour. C'est considérable!» s'exclame Simon Dyer, de l'Institut Pembina.

Contenant des centaines d'ingrédients toxiques, comme de l'arsenic, du mercure, du xylène et du benzène, ce liquide est confiné dans d'immenses bassins de décantation (appelés tailing ponds) dont la superficie totale en Alberta (130 km2) est équivalente à la moitié de l'île de Laval.

Pour comprendre ce que représentent ces milliards de litres de boues, il faut fouler les dunes qui les retiennent. En 4X4 sur les pourtours de ces immenses bassins, on voit se perdre à l'horizon une étendue d'eau verdâtre. On peut apercevoir les pipelines par lesquels sont propulsés les rejets toxiques. On entend régulièrement les canons tirer à blanc pour éloigner les oiseaux de ce mélange, qui les tuerait instantanément.

Plus impressionnants encore sont ces immenses barrages qui, à chaque coin stratégique, retiennent les bassins. Ils rivalisent de volume avec les barrages construits dans le Nord du Québec, comme l'a confirmé la visite des installations de Syncrude. On y retrouve, selon les calculs du département américain de l'Intérieur, le plus gros barrage au monde en volume.

«C'est LE problème auquel il faut trouver une solution, reconnaît John Rhind. Nous utilisons beaucoup d'eau et nous devons trouver une façon de la retourner dans l'environnement. L'épuration va probablement nous permettre de le faire éventuellement.»

L'avenir de l'Athabasca

La carte topographique est fixée au mur d'un anonyme bâtiment de la Muskeg River Mine. On y aperçoit, en jaune, les contours du territoire loué au consortium Albian Sands, l'impressionnante mine à ciel ouvert et, tout en bas, l'immense bassin de décantation.

Mais ce qui attire surtout le regard, c'est la proximité du site avec la rivière Athabasca, ce majestueux cours d'eau situé à quelque 700m à l'ouest des installations pétrolières.

C'est là que l'industrie extrait chaque année en eau l'équivalent d'une ville de deux millions de personnes. Et c'est là, selon Autochtones et environnementalistes, que s'échappent certaines des boues toxiques à l'origine de cancers et de leucémies dans les communautés avoisinantes, ce que les pétrolières démentent avec vigueur.

«Les bassins sont complètement étanches, rien ne s'en écoule», assure Janet Annesley, de Shell Canada. «La seule chose qui est renvoyée dans la rivière, ce sont les eaux provenant du système d'épuration, comme dans n'importe quelle ville», renchérit Steven Gaudet, de Syncrude.

Mais le ton a beau être sans appel, rien n'y fait. Les détracteurs s'inquiètent du niveau de pollution de la rivière, impropre à la pêche. Ils s'inquiètent de l'impact sur les communautés avoisinantes. Ils s'inquiètent aussi de l'avenir de la faune aquatique.

La mort des canards fortement médiatisée dans le monde entier en avril dernier n'a fait qu'empirer les choses. Selon les informations obtenues par La Presse directement d'une des personnes ayant repêché les oiseaux sans vie, ce ne sont pas 500 mais 1000 volatiles de toutes sortes qui sont ainsi morts une nuit où les canons de propane ont cessé de fonctionner.

«Plusieurs rapports ont confirmé nos craintes, précise Mike Hudema, de Greenpeace. On a fait état de mutations parmi la faune aquatique, d'oiseaux tués chaque année par centaines. Certains ont même vu de leurs yeux des orignaux boire directement dans les bassins, avec la conséquence que l'on devine.»

À la pollution de cet important cours d'eau de la province s'ajoute un autre problème de taille, le pompage massif de l'Athabasca. Surtout depuis qu'un réputé professeur de biologie aquatique de l'Université Calgary a sonné l'alarme: «L'exploitation en cours des sables bitumineux a possiblement déjà hypothéqué l'avenir de cette rivière», a-t-il dit, précisant que son débit a été lourdement affecté par les changements climatiques ces dernières années.

Des rapports du gouvernement provincial et de l'Office national de l'énergie ont beau avoir soulevé des questions se rapprochant des propos du Dr Schindler dans le passé, l'industrie pétrolière nie tout.

«Nous n'avons aucun impact sur l'Athabasca, rétorque Janet Annesley. Non seulement l'industrie ne puise-t-elle que 2,5% du débit de la rivière Athabasca, 5% en hiver, mais l'eau extraite est également recyclée plusieurs fois dans le processus d'extraction du bitume.»