Alors qu’une entente pour décontaminer le dépotoir illégal de Kanesatake est à portée de main, cinq chefs dissidents du Conseil de bande refusent de remettre une lettre cruciale qu’exige Ottawa pour entamer les travaux, a appris La Presse. Le groupe a aussi adopté une motion pour retirer au grand chef Victor Bonspille plusieurs de ses pouvoirs.

« Les chefs dissidents tiennent la lettre en otage. Ils font de la collusion pour empêcher l’avancement du dossier. C’est une tentative de détourner l’attention », affirme le grand chef Bonspille.

La lettre en question, appelée « Oka Letter », est l’équivalent d’un titre de propriété sur le territoire mohawk, qui fonctionne selon un régime foncier unique au Canada. Elle accorde officiellement aux frères Robert et Gary Gabriel le droit d’occuper le site où se trouve le dépotoir illégal de leur entreprise G&R Recyclage, à Kanesatake.

Ce dépotoir, contaminé par des BPC, des métaux lourds et des hydrocarbures dangereux pour la vie aquatique, a fait l’objet de nombreuses ordonnances des ministères de l’Environnement du Québec et du Canada depuis 2017, obligeant les frères Gabriel à mieux sécuriser le site. La Presse a constaté à deux occasions ce printemps des fuites d’eau contaminée s’écoulant d’une des sections les plus polluées du site, vers des ruisseaux qui s’écoulent dans le lac des Deux Montagnes.

Avant de lancer des appels d’offres pour effectuer les travaux préliminaires et financer la décontamination du site, Ottawa et Québec ont exigé que les frères Gabriel remettent leur « Oka Letter » au Conseil de bande, afin que le site redevienne « orphelin ».

Québec estime que la décontamination pourrait coûter autour de 100 millions. « Il est clair depuis le début que la condition sine qua non pour décontaminer le site est que les terres ne leur appartiennent plus », confirme le ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, Ian Lafrenière, qui a pris part aux négociations.

On ne prendra pas l’argent des Québécois et des Canadiens pour décontaminer un terrain tant qu’il appartient à des gens qui l’ont contaminé de façon douteuse.

Ian Lafrenière, ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit

Or, l’« Oka Letter » est maintenant physiquement entre les mains d’un groupe de cinq chefs dissidents qui contrôle le Conseil de bande. Le grand chef Victor Bonspille et sa sœur jumelle, Valerie Bonspille, se trouvent isolés politiquement et incapables de faire adopter une résolution qui en annulerait la valeur.

Fronde au Conseil de bande

« Ces chefs dissidents pensent que le gouvernement fédéral va piler sur ses paroles et laisser la communauté aux prises avec un terrain contaminé. C’est tiré par les cheveux », lance Victor Bonspille. Ses opposants ont adopté jeudi une motion, « totalement illégale » selon M. Bonspille, le dépouillant de tous ses portefeuilles et de son titre de porte-parole de la communauté.

Le chef dissident Serge Otsi Simon explique ce geste en reprochant au grand chef Bonspille d’avoir négocié une entente à huis clos avec Ottawa et Québec pour décontaminer le site, sans informer le reste du Conseil.

Il veut obtenir plusieurs garanties des deux gouvernements avant de rendre l’« Oka Letter » au Conseil de bande, notamment une assurance que la communauté mohawk ne sera pas poursuivie pour les dégâts environnementaux engendrés par le dépotoir illégal. « On a beaucoup d’autres questions. On ne connaît pas le coût total de la décontamination. Est-ce que le fait de déplacer les contaminants peut provoquer encore plus de contamination ? On n’a aucune idée des détails. On veut des réunions avec la ministre des Affaires autochtones, Patty Hajdu, le ministre des Relations Couronne-Autochtones, Marc Miller, et le ministre Lafrenière, avec les gens qui sont en mesure de prendre des décisions », réclame M. Simon.

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Le chef dissident Serge Otsi Simon

On veut des garanties, pour le futur, pour empêcher une autre catastrophe comme celle-là de se produire.

Le chef dissident Serge Otsi Simon

Les frères Gabriel, qui traînent tous deux un lourd passé criminel, notamment pour avoir participé à la séquestration de 67 policiers Peacekeepers lors d’émeutes en 2004, tenteraient eux aussi de négocier une protection contre d’éventuelles poursuites. La Presse n’a pu les joindre.

Le ministre Lafrenière affirme être en contact avec les deux factions du Conseil de bande pour tenter de dénouer l’impasse. « La situation politique à Kanesatake est loin de s’être améliorée. J’ai demandé au gouvernement fédéral d’évaluer comment on va réagir face à ça. On reconnaît qui, là-dedans ? », se demande le ministre.

« J’ai écrit au grand chef et au reste du Conseil de bande pour leur dire que le transfert de l’“Oka Letter” ne changera en rien la responsabilité des frères Gabriel. C’est une position qui est très claire, tant de la part du fédéral que du gouvernement du Québec », insiste M. Lafrenière.

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Le ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, Ian Lafrenière

Le cabinet de la ministre Patty Hajdu a pour sa part indiqué dans une déclaration envoyée à La Presse que « toutes les parties ont reconnu l’urgence de la situation » et que « la priorité [est] de trouver une solution à long terme pour l’assainissement du terrain ».

Contexte d’interventions policières tendues

Cette nouvelle crise politique au sein du Conseil de bande survient sur fond de tensions après que la Sûreté du Québec (SQ) a mené deux perquisitions en un mois sur le territoire.

Mardi, une centaine de policiers de la SQ de l’Escouade nationale de répression du crime organisé (ENRCO) ont débarqué à Kanesatake, notamment avec un véhicule blindé, pour mener des perquisitions visant Sharon Simon, une narcotrafiquante liée aux Hells Angels qui exploite un commerce de vente de cannabis sur le territoire. Mme Simon est la cousine du chef Serge Simon.

« Nous avons eu une excellente collaboration de tout le monde. La communauté veut que les policiers fassent leur travail, c’est important que les gens le sachent », affirme le coordonnateur aux communications de la SQ, Benoît Richard.

Le 25 mai, la SQ a aussi mené une série de perquisitions au Conseil de bande et au Centre de santé communautaire de Kanesatake, dans le cadre d’une enquête pour une fraude alléguée entourant un fonds d’aide de près de 5 millions accordé par Services aux Autochtones Canada pour la COVID-19. M. Simon était grand chef au moment où ces sommes ont été dépensées, mais il accuse le grand chef Victor Bonspille d’essayer de le salir avec de faux documents.

M. Simon assure que la fronde menée par les chefs dissidents n’a strictement rien à voir avec ces deux opérations policières.

L’histoire jusqu’ici

  • Depuis 2017, les frères Robert et Gary Gabriel exploitent illégalement un dépotoir sur le territoire mohawk de Kanesatake, dont les eaux toxiques s’échappent dans le lac des Deux Montagnes.
  • Québec et Ottawa, après avoir constaté de nombreuses irrégularités, ont tenté de mettre les propriétaires au pas, mais en vain.
  • Les deux gouvernements sont maintenant prêts à payer pour la décontamination du site, mais exigent que les frères Gabriel remettent leurs titres de propriété du terrain au Conseil de bande.
  • Une faction dissidente du Conseil de bande a obtenu les titres de propriété, mais refuse de les rendre au Conseil.