(Paris) La cible paraît idéale : le gros VUS suédois, à moitié garé sur un passage piéton, semble démesuré dans une petite rue parisienne. Tout en souplesse, Lumette et Lucie s’approchent d’une de ses roues, la manipulent puis repartent lestement, accompagnées du « pchiiit » d’un pneu qui se dégonfle.

Perruque et masque anti-COVID-19 pour la première, coupe-vent à capuche pour la seconde, les deux activistes, préparées pour échapper aux caméras de vidéosurveillance, traquent de nuit les Véhicule Utilitaire Sport (VUS), ces voitures ressemblant à des tout-terrains qu’elles assimilent à « un signe de vanité » polluant, sans « utilité » à Paris, où les transports en commun abondent, remarque Lumette, un pseudo.

Lorsqu’elles croisent « une bonne candidate », l’une fait le guet tandis que l’autre s’accroupit près d’une de ses roues, place une lentille dans le capuchon de la valve, qu’elle revisse ensuite. La légumineuse, en faisant pression sur l’embout, dégonfle le pneu en quelques heures.

Les deux militantes collent ensuite un autocollant sur le véhicule : « Arrêtez de faire 4x4, c’est excrément polluant », puis placent un tract sous ses essuie-glaces : « Attention ! Votre VUS tue. Nous avons dégonflé un ou plusieurs de vos pneus », pour éviter un éventuel accident.

En 1 h 30 passée fin mai avec l’AFP, une dizaine de véhicules sont ainsi visés par le duo. Depuis qu’elles ont démarré leur action en septembre, Lumette et Lucie estiment en avoir dégonflé environ 150.

« Ce qu’on fait, c’est une déclaration de guerre », tonne Lumette, une travailleuse associative de 36 ans, active sur d’autres fronts de la contestation climatique, qui trouve « hyper jouissif d’imaginer la tête » des propriétaires le lendemain « quand ils prendront leur gros VUS et qu’ils ne pourront pas rouler avec ».

« Criminel climatique »

Lumette et Lucie font partie des « dégonfleurs de pneus », un collectif français composé de petits groupes ne se connaissant pas entre eux, disent-elles, qui lui-même s’inscrit dans le mouvement des « Tyre extinguishers » (les extincteurs de pneus).

Créé en mars 2022 lors d’« une nuit d’action dans 13 villes britanniques », les Tyre extinguishers revendiquent désormais 120 groupes dans 18 pays du globe, de la Nouvelle-Zélande aux États-Unis en passant par l’Italie, et 12 000 véhicules immobilisés, dans une réponse écrite à l’AFP.

Parfois, ils organisent des nuits d’action inter-villes pour que le mouvement reste « amusant et compétitif ». La prochaine doit se tenir le 19 juin.

Mercredi, le groupe se félicitait d’une « énorme » mobilisation à Copenhague, où 120 VUS ont été « désarmés », et du « super boulot » à Bristol (Grande-Bretagne), où les mots « criminel climatique » ont été peints au pochoir sur d’autres véhicules. Jeudi, 50 VUS ont été ciblés à Berlin, d’autres dans un « quartier bourgeois » de Barcelone.  

« Nous sommes à un stade de la crise climatique où des millions de personnes sont condamnées à mort », estiment les Tyre extinguishers. « Nous ne serons pas satisfaits tant qu’il sera possible de posséder un VUS en zone urbaine et tant que ces voitures ne seront pas toutes à la casse. »

Cible des mouvements écologistes, ces véhicules « 200 kilos plus lourds, 25 cm plus longs, 10 cm plus larges » qu’une « voiture standard » et qui nécessitent davantage de matériaux pour leur fabrication, consomment 15 % de carburant et émettent 20 % de CO2 en plus qu’une berline, selon l’ONG WWF.

« Aberration » face au réchauffement climatique, ils sont néanmoins plébiscités par les conducteurs et représentent 40 % des ventes en Europe, une part de marché en hausse continue, dénonçait l’ONG en 2020 dans un rapport intitulé « VUS : à contresens de l’Histoire ».

« C’est un vrai problème », note Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, cela « anéantit tous les efforts qui avaient été faits » par l’industrie automobile pour « réduire la consommation de carburant des véhicules » et leurs « émissions de gaz à effet de serre ».

En ce sens, Greenpeace « soutient clairement » les dégonfleurs, dit-il, « un entre-deux malin » pour générer une prise de conscience, entre crever les pneus, qui « ferait passer les écolos pour des vandales », et « mettre juste un flyer sur le pare-brise, que le propriétaire va directement mettre à la poubelle ».

L’argument fait bondir Pierre Chasseray, le délégué général de l’association française « 40 millions d’automobilistes », pour qui « s’attaquer aux biens d’autrui, c’est une forme de violence » menée par une « inquisition écologique » qui considère que « le bien, c’est eux, et le mal, c’est les autres ».

Et M. Chasseray de dénoncer le « manque d’honnêteté » et la « manipulation des chiffres » d’« extrémistes ». Car les VUS n’ont pas remplacé selon lui les petites berlines, mais les monospaces, qui étaient « plus grands, bien plus larges et bien plus longs », alors que grâce au progrès automobile, « les émissions polluantes des véhicules ont été divisées par 1000 », qu’importe leur poids.

« Mon VUS pollue moins qu’une petite voiture à moteur thermique », argumentait pour la chaîne BFMTV un propriétaire visé. « Chaque génération a ses passions idéologiques », commentait, fataliste, au micro de la radio RTL une mère de famille dont le véhicule a été dégonflé au printemps.

« Sécession »

Reste à évaluer l’impact des dégonfleurs, dont les précurseurs se trouvent en… Suède. En 2007, alors que la conscience environnementale était encore balbutiante, un groupe nommé les « Indiens de la jungle urbaine » avait ainsi dégonflé les pneus de 1500 VUS, avant de mettre un terme à leur mouvement l’hiver démarré, face à des routes devenues trop piégeuses.

L’année suivante, Volvo vit ses ventes locales de VUS chuter de 27 %, observe Mattias Wahlström, professeur assistant en sociologie à l’université de Göteborg, pour qui il est toutefois « extrêmement difficile de dire s’il existe un lien de causalité », malgré une « forte attention médiatique ».

La Suède ne s’est depuis lors pas dépareillée des autres pays européens : ses routes sont aujourd’hui constellées de VUS. Et il est devenu « plus difficile de stigmatiser » leurs propriétaires, auparavant perçus comme « aisés ».

Lumette, elle, est pourtant bien décidée à « attaquer directement cette frange de la population qui a décidé de faire sécession, qui n’a rien à foutre de notre planète qui brûle ». « Quand on a les moyens d’acheter un VUS », juge-t-elle, « on doit être responsable et faire en sorte de ne pas pourrir l’avenir des générations futures. »