(Hamilton, Ontario) Ils pèsent jusqu’à 1,5 kilo, mesurent plus de 30 cm et se comptent par dizaines de milliers. Les poissons rouges prolifèrent dans le port et les plans d’eau de Hamilton, en Ontario. Un exemple criant des problèmes causés par les espèces exotiques envahissantes au pays.

Petit poisson, grands ravages

La petite embarcation de Pêches et Océans Canada détonne dans l’étang entouré de maisons unifamiliales, en ce matin d’août.

L’endroit n’est qu’un simple bassin d’eau pluviale, dans lequel se déversent les canalisations de ce quartier d’Ancaster, une banlieue de Hamilton, en Ontario.

Et pourtant, les scientifiques du ministère fédéral y ont trouvé près de 1500 poissons rouges, dont certains mesurant plus de 30 centimètres et pesant environ 1,5 kilogramme.

PHOTO SARKA VANCUROVA, LA PRESSE

Dave Reddick et Marcus Rizzuto, techniciens en sciences aquatiques à Pêches et Océans Canada, recueillent des poissons rouges dans un bassin d’eau pluviale de Hamilton.

C’est beaucoup, d’autant que ce bassin avait déjà été vidé de son contenu l’été précédent.

« Des gens les ont forcément introduits là », explique à La Presse Christine Boston, biologiste en recherches aquatiques au ministère des Pêches et des Océans (MPO). Aucun cours d’eau ne se déverse dans cet étang, précise-t-elle.

En revanche, ces étangs seraient à l’origine de l’infestation de poissons rouges dans la baie de Hamilton, dans le lac Ontario, puisqu’ils y déversent leur trop-plein chaque fois qu’il pleut abondamment.

100 000 poissons rouges

À bord de leur barque, Dave Reddick et Marcus Rizzuto engourdissent les poissons avec un faible courant électrique, puis les attrapent avec une épuisette.

Leurs collègues ratissent ensuite avec un grand filet le bassin, dont le niveau d’eau a été abaissé pour récupérer ceux qui restent.

Depuis deux ans, l’équipe menée par Christine Boston a ainsi pêché plus de 100 000 poissons rouges dans les bassins d’eau de pluie de Hamilton. La présence du Carassin doré (Carassius auratus) est aussi documentée dans d’autres zones urbaines du Canada, ce qui a incité le MPO à lancer un programme de recherche à son sujet.

« Viens ici, mon ami », lance Emily Welsch en attrapant un costaud poisson rouge, qui tente en vain de lui échapper.

  • Les plus gros poissons sont pesés et mesurés avant d’être euthanasiés.

    PHOTO SARKA VANCUROVA, LA PRESSE

    Les plus gros poissons sont pesés et mesurés avant d’être euthanasiés.

  • Les plus gros poissons sont pesés et mesurés avant d’être euthanasiés.

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    Les plus gros poissons sont pesés et mesurés avant d’être euthanasiés.

  • Les plus gros poissons sont pesés et mesurés avant d’être euthanasiés.

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    Les plus gros poissons sont pesés et mesurés avant d’être euthanasiés.

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L’étudiante et employée estivale du MPO pèse et mesure une partie des poissons récupérés par ses collègues, dont les plus gros.

Les poissons rouges sont ensuite euthanasiés, tandis que les poissons indigènes — notamment l’achigan à grande bouche, probablement introduit par des pêcheurs amateurs – seront remis à l’eau au terme de l’opération.

Parallèlement, des échantillons d’eau sont pris afin de mener des analyses d’ADN environnemental (ADNe) et de comparer les résultats avec le décompte manuel des poissons, explique Christine Boston.

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Nicolas Mandrak, professeur au département de sciences biologiques de l’Université de Toronto

« L’ADNe est très fiable pour détecter la présence d’espèces dans un lieu, donc l’idée est de voir si on peut estimer l’abondance des poissons rouges de cette façon plutôt qu’en prenant un bateau », ajoute le biologiste Nicholas Mandrak, professeur à l’Université de Toronto.

Envahisseur inusité… et néfaste

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Emily Welsh et Melani Atanassoua, employées de Pêches et Océans Canada, tirent un filet de l’étang.

Le poisson rouge est une espèce exotique envahissante ; on ne le retrouve pas naturellement dans les plans d’eau du Canada. Sa présence dans la baie de Hamilton est aussi néfaste qu’inusitée.

« Il ressent et sent ses proies », contrairement aux espèces indigènes qui ont généralement besoin de voir leurs proies, dit Nicholas Mandrak.

« Sa façon de se nourrir est très destructrice », explique Christine Boston ; il arrache les plantes aquatiques et les secoue pour se nourrir des insectes qui s’y cachent.

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Christine Boston, biologiste en recherches aquatiques au Laboratoire des Grands Lacs pour les pêches et les sciences aquatiques de Pêches et Océans Canada

Résultat, le poisson rouge augmente la turbidité de l’eau, privant les plantes de la lumière nécessaire à leur croissance et perturbant l’habitat naturel des poissons indigènes.

Contrairement à d’autres espèces, le poisson rouge se nourrit aussi des algues bleu-vert qui prolifèrent dans les plans d’eau recevant beaucoup de phosphore, notamment en provenance des eaux usées municipales, comme la baie de Hamilton.

Pis encore : il les multiplie en les digérant, expliquent Mme Boston et M. Mandrak.

Augmentation « alarmante »

La présence de poissons rouges dans le lac Ontario ne date pas d’hier. Ils y ont été introduits il y a 150 ans, avec d’autres espèces comme la truite brune et la carpe commune, par les colons, qui ne connaissaient pas et n’aimaient pas les poissons indigènes du lac Ontario, raconte Nicholas Mandrak.

Mais ils ont connu une « augmentation alarmante dans les 10 dernières années », constate le chercheur. « Le cœur de la question, c’est pourquoi. »

Le réchauffement climatique pourrait être une partie de la réponse, puisque la température des eaux du sud de l’Ontario a augmenté d’environ 1 degré depuis 30 ans.

Quand vous avez une augmentation de la température de l’eau, vous avez une réduction de l’oxygène, et les poissons rouges sont probablement l’espèce la plus tolérante aux faibles niveaux d’oxygène du Canada.

Nicholas Mandrak, professeur à l’Université de Toronto

Puisque les températures continueront d’augmenter en raison des changements climatiques, le chercheur appréhende que la prolifération des poissons rouges s’accentue dans les prochaines décennies.

La crainte d’un « super envahisseur »

Les chercheurs craignent que les bassins d’eaux pluviales, qui se multiplient au gré de l’étalement urbain dans les grandes agglomérations du pays, transforment les poissons rouges en « super envahisseurs ».

À Hamilton, de 80 à 90 % des 72 bassins d’eaux pluviales ont été aménagés depuis le début des années 2000, ce qui concorde avec un déclin de la qualité de l’eau dans la région, observe Christine Boston.

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Les scientifiques ont trouvé près de 1500 poissons rouges dans cet étang cet été, même s’il avait été vidé l’an dernier.

« Ce sont des environnements extrêmement durs », explique la chercheuse, citant les températures parfois très élevées, le très faible taux d’oxygène, la forte contamination et le haut taux de sel en hiver et au printemps.

Vivre dans un tel environnement pourrait « préadapter » les poissons rouges à des conditions difficiles et accentuer leur domination dans les habitats sauvages, soupçonne Nicholas Mandrak.

C’est aussi pourquoi les chercheurs portent autant d’attention aux bassins d’eaux pluviales, afin de déterminer, dans les prochaines années, si les poissons rouges qui y vivent se reproduisent plus vite, se nourrissent plus vite et sont en meilleure condition physique que ceux de la baie de Hamilton.

Et au Québec ?

La présence de poissons rouges a été documentée dans plusieurs régions du sud du Québec depuis les années 1950, indique le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). « Les poissons rouges peuvent très bien survivre dans les conditions environnementales du Québec », précise Eric de Montigny, porte-parole du Ministère. Les observations ne sont toutefois pas toujours signalées aux autorités, puisque la présence du célèbre poisson dans nos plans d’eau est parfois considérée comme normale par les citoyens, ce qui rend l’ampleur du phénomène difficile à mesurer, ajoute-t-il. La Ville de Montréal confirme elle aussi la présence de poissons rouges dans certains bassins artificiels de ses grands parcs urbains, mais « ne note pas de problématique particulière avec les espèces envahissantes [dans ses] réservoirs d’eaux pluviales », a indiqué une porte-parole, Kim Nantais.

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Le marais de Cootes Paradise

Un envahisseur après l’autre

La surabondance de poissons rouges dans la baie de Hamilton est une tuile de plus pour le marais de Cootes Paradise, qui fait l’objet d’intenses efforts de restauration depuis des décennies.

« Plusieurs millions » de poissons rouges vivent maintenant dans le marais de Cootes Paradise. Jadis l’un des endroits les plus diversifiés sur le plan biologique au Canada, il est aujourd’hui pollué par plus d’un siècle d’activités industrielles et de rejets d’eaux usées.

« Il n’y en aurait pas autant si le marais était limpide et en santé ; il y aurait d’autres poissons et d’autres oiseaux qui les mangeraient, ils auraient des prédateurs », explique Tys Theijsmeijer.

PHOTO SARKA VANCUROVA, LA PRESSE

Tys Theijsmeijer, responsable des espaces naturels aux Jardins botaniques royaux de Hamilton et Burlington

Le biologiste et géographe est responsable des espaces naturels aux Jardins botaniques royaux, qui gèrent le marais situé dans la baie qui sépare Hamilton et Burlington, dans le lac Ontario, et dont les « premiers déclins notables » remontent aux années 1930.

Les poissons rouges s’y sont installés il y a une dizaine d’années, après que le marais est parvenu à se débarrasser d’une autre espèce envahissante : la carpe commune.

La mise en service en 1997 d’une barrière bloquant le passage des carpes tout en permettant celui des espèces indigènes, qui viennent frayer dans le marais, a permis de faire chuter leur nombre de quelque 100 000 à environ 500, aujourd’hui.

Aussitôt que les carpes ont été bloquées, d’autres populations de poissons ont pris de l’ampleur, dont les poissons rouges.

Tys Theijsmeijer, des Jardins botaniques royaux de Hamilton et Burlington

La présence de cet envahisseur dans une des « pouponnières » du lac Ontario ralentit la restauration du marais, qui fait l’objet d’intenses efforts en ce sens depuis 1987, quand la baie de Hamilton a été désignée comme un « secteur préoccupant » dans l’Accord relatif à la qualité de l’eau dans les Grands Lacs entre le Canada et les États-Unis.

« C’est assurément l’un des plus sévèrement dégradés », estime Christine Boston, biologiste au ministère des Pêches et des Océans du Canada (MPO).

La qualité de l’eau du marais avait cependant commencé à s’améliorer lorsque le nombre de poissons rouges s’est accru, en 2012, principalement parce que des égouts sanitaires qui se déversaient directement dans le marais ont été redirigés vers l’usine d’épuration.

Mais divers rejets accidentels, dont un majeur qui a duré six mois à l’hiver 2018, envoyant dans la baie quelque quatre milliards de litres d’eaux usées provenant de milliers de foyers, ont anéanti ces progrès.

Ça nous a ramenés à la case départ.

Tys Theijsmeijer, des Jardins botaniques royaux de Hamilton et Burlington

Les poissons rouges, qui ont mieux résisté à cette subite dégradation de leur environnement, constituent un obstacle additionnel au retour des espèces indigènes.

Et gare à ceux qui seraient tentés de les pêcher — le poisson rouge est mangé dans certains pays —, prévient le biologiste Nicolas Mandrak, professeur à l’Université de Toronto.

PHOTO SARKA VANCUROVA, LA PRESSE

Poissons rouges recueillis dans les eaux de Hamilton

« Moi, je ne les mangerais pas », lance-t-il, évoquant la forte pollution du marais.

Utiliser un grand filet a déjà été tenté dans les années 1950 — pour expulser les carpes communes du marais, dont la largeur atteignait 1 kilomètre par endroits —, mais la tentative avait échoué, notamment en raison du courant, souligne M. Theijsmeijer.

Il y a peu à faire pour s’en débarrasser, à part attendre le retour de prédateurs qui voudront s’en sustenter. Et l’amélioration de la qualité de l’eau, qui facilitera le retour d’autres espèces.

Tys Theijsmeijer a confiance que les actions prévues à cet effet permettront au marais de retrouver une « santé raisonnable » d’ici 2030, avant le symbolique 100anniversaire de sa dégradation.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Un frêne en voie d’être abattu à Montréal après avoir été infesté par l’agrile.

Sept envahisseurs préoccupants au Québec

Les espèces envahissantes ne sont pas toutes aussi visibles qu’un gros poisson rouge, mais certaines peuvent causer bien plus de dégâts. En voici sept qui sont particulièrement préoccupantes, au Québec.

L’agrile du frêne

PHOTO FOURNIE PAR RESSOURCES NATURELLES CANADA

Agrile du frêne

« De façon générale, plus c’est petit, plus ça me préoccupe », lance le biologiste Claude Lavoie, professeur à l’Université Laval. L’agrile du frêne en est un bon exemple : le petit insecte originaire de l’Asie du Sud a détruit des millions d’arbres au Canada depuis 20 ans. « Pour les environnements urbains, c’est une catastrophe », constate M. Lavoie. L’insecte constitue d’ailleurs l’une des espèces envahissantes « les plus problématiques » à Montréal, affirme la Ville.

La moule zébrée

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Moules zébrées dans le lac Massawippi

Petit mollusque originaire d’Europe, la moule zébrée se fixe facilement et solidement aux surfaces submergées, obstruant notamment les prises d’eau potable. Elle modifie aussi considérablement l’écosystème des plans d’eau où elle s’établit en les filtrant, explique Claude Lavoie. Des moules zébrées ont été détectées récemment dans le lac Massawippi, en Estrie, et même dans le lac aux Castors, sur le mont Royal, où une opération de nettoyage a permis de les déloger, indique la Ville de Montréal.

Lisez notre reportage « Lac Massawippi : un combat acharné pour déloger la moule zébrée »

Les carpes asiatiques

PHOTO MARK HUMPHREY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Carpe asiatique envahissante dans un lac du Minnesota, aux États-Unis

La carpe à grosse tête, la carpe argentée, la carpe de roseau et la carpe noire représentent une menace à long terme pour les écosystèmes québécois, indique le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, qui a mis sur pied en 2016 un programme de lutte contre les carpes asiatiques. (La carpe commune, introduite dans les eaux canadiennes il y a plus de 100 ans, ne fait pas partie du groupe.) Aux États-Unis, elles ont supplanté les poissons indigènes du fleuve Mississippi ainsi que des lacs et des affluents du fleuve.

Le myriophylle à épis

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Myriophylle à épis

Le myriophylle à épis est l’une des plantes aquatiques envahissantes les plus préoccupantes au Québec, avec la châtaigne d’eau. « En raison de la grande biomasse qu’elles produisent, ces espèces peuvent modifier leur milieu, notamment en diminuant la quantité de lumière et d’oxygène disponible pour les autres organismes », en plus de nuire à la pratique d’activités sur les plans d’eau, explique Sara Bouvelle, porte-parole du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.

Le nerprun

PHOTO TIRÉE DE WIKIMEDIA COMMONS

Neprun bourdaine

Le nerprun cathartique et le nerprun bourdaine étouffent de plus en plus les forêts du sud du Québec. Introduits comme plante médicinale et ornementale, ces arbustes originaires d’Europe poussent très rapidement et libèrent des toxines qui nuisent aux autres plantes, entravant la régénération de la forêt. « Nos sous-bois sont rendus en nerprun, les producteurs de bois francs s’en préoccupent, c’est très difficile de lutter contre ça sans herbicide », observe le professeur Claude Lavoie, auteur de deux livres sur les plantes envahissantes du Québec.

La berce du Caucase

PHOTO TIRÉE DU SITE DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC

Berce du Caucase

La berce du Caucase est une autre des 18 « espèces floristiques exotiques envahissantes prioritaires » au Québec. Comme la renouée du Japon et le roseau commun (aussi appelé phragmite), ces végétaux nuisent à la biodiversité et uniformisent les habitats. Mais la berce du Caucase représente en outre un danger pour la santé humaine, puisque sa sève provoque des brûlures sévères. « Ça cause des dermatites très sévères », indique Claude Lavoie.

Les « mauvaises herbes »

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDE LAVOIE

Champ de citrouilles infesté d’amarante à racines rouges

C’est un fait souvent oublié, mais les « mauvaises herbes » agricoles sont presque toutes des espèces envahissantes, rappelle Claude Lavoie. Leur impact est loin d’être anodin, car 70 % des pesticides pulvérisés dans les champs sont des herbicides destinés à éradiquer ces végétaux, souligne le biologiste. Il précise que même sans traitement, ces mauvaises herbes ont un impact négatif en accaparant une partie de l’eau, des nutriments et de la lumière dont les autres plantes ont besoin.

En savoir plus
  • 50 000
    Nombre record de poissons rouges trouvés cette année dans un bassin d’eau pluviale de Hamilton
    Source : Pêches et Océans Canada
    320 hectares
    Superficie du marais de Cootes Paradise
    Source : Jardins botaniques royaux