Un ouvrier ayant développé un cancer de la prostate lié à des pesticides a été indemnisé par la CNESST au printemps 2020, avant même qu’un ex-travailleur agricole mexicain ne remporte une victoire juridique, a appris La Presse. Son employeur de l’époque, le Centre de recherche sur les grains, s’est d’ailleurs retrouvé dans la ligne de mire de la CNESST dès 2016, et tente depuis d’améliorer ses pratiques.

Un risque longtemps sous-estimé

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Siège social du CEROM, à Belœil

Un deuxième travailleur ayant développé un cancer lié à des pesticides a été indemnisé par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), a appris La Presse. Il était alors employé du Centre de recherche sur les grains (CEROM).

L’ex-ouvrier agricole mexicain Armando Lazo Bautista, que la CNESST a été obligée d’indemniser pour un lymphome non hodgkinien à la suite d’une décision de cour rendue en décembre dernier, n’est donc pas un cas unique. Au moins un autre travailleur ayant développé un cancer lié à des pesticides agricoles avait déjà été indemnisé, au printemps 2020.

Ce cas était absent des données que nous avait fournies la CNESST sur les lésions professionnelles causées par des « produits agrochimiques et autres pesticides », en avril dernier.

La « confusion » peut venir de la façon dont la recherche a été faite dans les bases de données, nous a expliqué un porte-parole de la CNESST, Nicolas Bégin.

Cet autre cas de cancer lié aux pesticides a été reconnu admissible en mai 2020. Il s’agit d’un ouvrier agricole qui a souffert d’un cancer de la prostate. Il avait travaillé de nombreuses années au CEROM, mais n’est plus employé au centre de recherche. Il n’a pas été possible d’obtenir une entrevue avec lui.

Il s’agit du seul autre cas « de cancer lié aux pesticides dans nos bases de données », nous a assuré la CNESST.

Le Centre de recherche sur les grains, dont le siège social se trouve à Belœil, a suscité une vive controverse en 2019 lorsque l’agronome et lanceur d’alerte Louis Robert a dénoncé l’ingérence du secteur privé dans la recherche publique sur les pesticides. Un examen commandé par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) avait provoqué plusieurs changements, notamment au conseil d’administration, qui doit maintenant être constitué d’une majorité de membres indépendants.

Pas d’indemnisation, mais des questions

Une autre ancienne employée du CEROM se demande si le cancer du sein dont elle a souffert n’était pas causé par les pesticides. Lorsque Rosanne Alexandre a reçu son diagnostic en 2010, son médecin lui a dit qu’il n’y avait pas de lien reconnu entre ce type de cancer et les pesticides. Elle n’a donc pas demandé d’indemnisation à la CNESST, mais s’est posé des questions.

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Rosanne Alexandre a reçu un diagnostic de cancer du sein en 2010, alors qu’elle travaillait comme technicienne au CEROM.

« Avec le travail que je faisais, j’étais vraiment beaucoup en contact [avec les pesticides] », raconte celle qui était alors technicienne au Centre de recherche sur les grains.

En 2000, quand j’ai commencé à travailler au centre de recherche, on ne mettait aucune protection. Je travaillais en short. Quand on préparait des enveloppes de semences traitées, c’était à mains nues, pas de masque, rien.

Rosanne Alexandre, ancienne technicienne au CEROM

Lorsqu’elle est revenue au CEROM après son congé de maladie, en 2011, elle a évité de travailler avec des insecticides. Au début de 2017, elle a changé d’employeur.

Au fil des ans, des équipements de protection (combinaisons, gants, masques) avaient été fournis aux employés du CEROM. Mais les normes actuelles sont plus exigeantes, a constaté Mme Alexandre en faisant de la recherche à la demande de son employeur actuel.

Aux travailleurs qui ne peuvent éviter de manipuler des pesticides, elle conseille « de se protéger et d’être à l’affût parce que ça continue à évoluer : il y a de meilleurs équipements plus performants ».

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Installations près du Centre de recherche sur les grains

Aujourd’hui guérie, elle se demande si l’absence de lien reconnu entre pesticides et cancer du sein ne vient pas du fait que les femmes sont moins nombreuses en agriculture. « J’en ai quand même plusieurs autour de moi qui ont eu un cancer du sein et sont dans le milieu agricole. Peut-être qu’un jour, ils vont dire que c’était une cause. »

Un risque « invisible »

Le cancer n’est pas la seule maladie pour laquelle un lien avec l’exposition aux pesticides a été reconnu par la CNESST. En mai dernier, l’agronome et chercheur en entomologie Gérald Chouinard est devenu le premier travailleur indemnisé par la CNESST pour avoir développé la maladie de Parkinson après avoir été exposé aux pesticides, dans le cadre de son emploi avec le MAPAQ.

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Gérald Chouinard, agronome et chercheur en entomologie à l’Institut de recherche et de développement en agroenvironnement

« Je considère que le Ministère n’a pas été négligent, c’étaient plutôt les pratiques de l’époque qui étaient insuffisantes », souligne M. Chouinard, qui continue à travailler à l’Institut de recherche et de développement en agroenvironnement (IRDA) du MAPAQ.

Il cite l’exemple du Diazinon, utilisé sur des fruits et légumes. « Un des insecticides les plus sûrs à manipuler », affirmait le fabricant dans une annonce publiée dans une revue américaine. C’était en 1964. En 2013, « en raison de risques préoccupants pour la santé et l’environnement », l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire du Canada (ARLA) a ordonné son abandon graduel. L’utilisation devra cesser à la fin de 2023.

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Publicité de l’insecticide Diazinon, publiée dans la revue American Fruit Grower en 1964

Dans les années 1980 et 1990, « la plupart du temps, les gens qui appliquaient des pesticides portaient des vêtements normaux », soit des bottes, un manteau, un chapeau et des gants, mais rarement des habits conçus pour résister aux pesticides, témoigne M. Chouinard.

Les « délais de réentrée » à respecter avant de revenir dans un champ ou un verger traité avec des pesticides ont aussi été allongés, passant de 24 heures à 72 heures — et jusqu’à 21 jours – pour les mêmes produits, ajoute l’agronome.

M. Chouinard a dû réduire son horaire de travail à cause du parkinson, qui a « une panoplie » d’effets, les pires étant « les tremblements et problèmes de sommeil importants ». Le chercheur a pourtant consacré toute sa carrière à trouver des moyens de réduire l’usage de pesticides.

Ses travaux de doctorat, par exemple, ont débouché sur une méthode permettant de réduire de 50 à 80 % l’utilisation d’insecticides pour traiter les vergers contre le charançon de la prune.

M. Chouinard est aujourd’hui responsable d’un projet visant à diminuer les risques associés à l’usage des pesticides dans les vergers, dans le cadre duquel des formations sont données à des producteurs.

Les résidus de pesticides, c’est un risque invisible, on ne les voit pas.

Gérald Chouinard, agronome et chercheur en entomologie

« Si on se promène dans les locaux où on met les pesticides ou qu’on touche au pulvérisateur et qu’on ne met pas nos gants, si on s’assoit sur le siège du tracteur qui a été utilisé pour appliquer des pesticides et qu’on ne l’a pas nettoyé, on est toujours en contact et on sous-estime le risque », poursuit M. Chouinard.

C’est un peu dans la nature humaine, reconnaît-il.

« Il y en a qui disent : “Il fait trop chaud pour mettre des combinaisons” quand il fait 30 °C. C’est difficile de les blâmer, mais en même temps, on sait tous les risques qu’ils prennent. »

La santé et la sécurité du travail sont une responsabilité partagée entre le travailleur et l’employeur, « mais c’est vraiment l’employeur qui a la responsabilité de prendre en charge son milieu et de prévenir les accidents et maladies professionnelles », rappelle le porte-parole de la CNESST, Nicolas Bégin.

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Nombre de lésions professionnelles causées par des « produits agrochimiques et autres pesticides » donnant droit à des indemnisations par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) au Québec entre 2017 et 2021, excluant les cancers. Il s’agit de maladies respiratoires ou cutanées, de blessures et d’un cas mal défini.

Source : Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail

Lisez l’article « Lésions liées aux pesticides ou à d’autres produits agrochimiques : la CNESST a reconnu 13 cas depuis cinq ans »

« Le CEROM a changé »

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Francis Girard, directeur scientifique et directeur général par intérim du CEROM

L’indemnisation d’un cas de cancer en 2020 n’est pas le seul épisode pour lequel le Centre de recherche sur les grains (CEROM), une société à but non lucratif financée majoritairement par des fonds publics québécois, s’est retrouvé dans la ligne de mire de la CNESST.

En juin 2016, des travailleurs ont été incommodés par des maux de tête, nausées et étourdissements lors de l’application d’un insecticide, à l’intérieur d’un entrepôt et dans des conteneurs extérieurs.

« L’employeur reconnaît que dans le présent cas, l’heure du début du traitement n’a pas été respectée », mentionne le rapport d’inspection de la CNESST obtenu par La Presse.

Le matin du traitement, les employés avaient été avisés que celui-ci débuterait à 15 h. Il a plutôt commencé à 14 h 15, « car le travailleur devait finir son quart plus tôt ».

Le CEROM avait alors promis que les employés seraient désormais informés des traitements plusieurs jours à l’avance, pourraient planifier leur journée à l’extérieur du bureau et recevraient plus d’information sur le produit et les précautions à prendre. L’inspecteur n’avait donc pas émis d’avis de correction.

Une visite subséquente, en mars 2020, a cependant donné lieu à trois avis de correction liés aux pesticides.

« L’employeur ne contrôle pas le risque de contamination des travailleurs relié à l’exposition aux pesticides (risque d’intoxication) », écrit l’inspecteur, en évoquant aussi « des risques de contamination » et « un risque de lésion ».

À la visite de suivi, en mai dernier, la plupart des correctifs demandés avaient été apportés. Restait un risque de contamination de l’habitacle du tracteur lors de l’application de pesticides aux champs, pour lequel « l’employeur n’a pas trouvé de solution concrète », écrit l’inspecteur, qui a donné un délai jusqu’en août.

Le CEROM se défend

« Je ne dirais pas qu’on a été négligents », a réagi le patron du CEROM, Francis Girard, rencontré au Centre vendredi dernier. M. Girard n’était pas là au moment des inspections de 2016 et de mars 2020. Embauché en mai 2020 comme directeur scientifique, un poste créé dans la foulée des changements de gouvernance au centre de recherche, il est devenu directeur général par intérim en décembre.

« C’est sûr qu’il n’y a rien de mieux que d’avoir des procédures écrites, c’est toujours plus facile de s’y référer. On a un bon système maintenant », a dit M. Girard, en précisant que le « système qu’on avait déjà à l’époque […] a été modifié ».

Le centre de recherche avait aussi indiqué à la CNESST que sa station de rinçage serait prête en juillet, que l’ajustement des appareils respiratoires serait effectué sur l’ensemble du personnel concerné au début de la période estivale et qu’un ventilateur d’extraction muni d’un filtre serait installé dans la salle des semences traitées.

Le ventilateur du sas a été installé, mais la station de rinçage, où l’équipement doit être lavé après l’application de pesticides, « a eu du retard à cause du domaine de la construction », a reconnu M. Girard. Un électricien devait venir sous peu pour compléter les travaux, a-t-il indiqué. Pour les appareils respiratoires, « les essais de masques ont été faits », mais « la CNESST va venir un peu plus tard pour ça ».

« J’essaie de montrer qu’on fait de belles choses »

C’est seulement à la fin du dossier que la CNESST pourra confirmer si l’employeur a apporté tous les correctifs demandés, nous a indiqué le porte-parole de la Commission, Nicolas Bégin, selon qui « c’est en bonne voie ».

En ce qui concerne les équipements de protection fournis aux travailleurs, « aujourd’hui, tout est pas mal à niveau », a assuré M. Girard.

Des fois, c’est tellement adéquat que les employés n’aiment pas trop parce que rien ne pénètre, donc rien ne sort non plus : vous pouvez imaginer, à 40 °C l’été, combien c’est agréable de porter ces habits-là.

Francis Girard, directeur scientifique et directeur général par intérim du CEROM

Quant au tracteur, le centre utilise une « méthode de mitigation » pour éviter au conducteur d’avoir à sortir de l’habitacle durant l’application de pesticides, mais voudrait acquérir un tracteur avec une cabine pressurisée.

« Ça va faire partie de mes discussions avec le MAPAQ. Si on veut continuer à faire de la recherche de pointe, il faut qu’on ait les moyens de le faire. »

Le budget du CEROM était de près de 5 millions de dollars en 2021. Environ 45 % vient d’une convention de financement avec le MAPAQ et presque tout le reste, de fonds de recherche publics, a indiqué M. Girard. Les fonds privés ne représentent « même pas 2 à 3 % » du financement.

« Le CEROM a changé depuis la controverse qu’il y a eu dans les dernières années. J’essaie de montrer qu’on fait de belles choses », a fait valoir M. Girard, citant notamment l’utilisation de techniques de travail du sol, de biofongicides et d’insectes pour contrôler des ravageurs.

« On adhère aux principes de lutte intégrée : un peu comme les antibiotiques, les pesticides doivent être notre dernier recours. »