Le Québec compte des centaines de milliers de lacs. Ils sont au cœur de notre histoire, de nos paysages, de notre imaginaire collectif. Et pourtant, ils manquent d’amour. On estime qu’une centaine de lacs, plus proches des lieux habités, sont mal en point, contaminés par les algues bleu-vert.

Des citoyens laissés à eux-mêmes

Si la détérioration des lacs québécois est un phénomène connu depuis longtemps, le réchauffement climatique empire les choses, parce qu’il prolonge la période de l’année où il fait plus chaud et où les espèces nuisibles peuvent se multiplier, que ce soit les algues bleu-vert, ou cyanobactéries, qui peuvent provoquer des problèmes de santé, ou encore les plantes envahissantes, qui accélèrent le vieillissement des lacs.

« On a de plus en plus de chaleur, de plus en plus de fortes précipitations. Et on sait que les lacs vont avoir encore plus de difficulté et que les cyanobactéries vont être juste plus heureuses, qu’elles vont pouvoir proliférer encore plus », explique Mélanie Deslongchamps, directrice générale d’Agiro, regroupement de citoyens voué à la protection du lac Saint-Charles et de son bassin versant, à Québec.

Cela dit, on est dans le noir parce que le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), responsable du dossier, ne recueille pas de données sur les cyanobactéries. Et surtout, parce que le gouvernement du Québec n’a pas de programme ou de stratégie structurée pour combattre ce fléau et mise plutôt sur le volontariat.

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En 2021, l’analyse des échantillons d’eau du lac Roxton, en Estrie, a montré une présence d’algues microscopiques en suspension « extrêmement élevée ».

« Au Québec, les données sont très difficiles à obtenir », affirme Yannick Huot, géomaticien spécialisé en limnologie à l’Université de Sherbrooke. « On a très peu d’information. En fait, on n’a pas d’informations quantitatives sur lesquelles on peut se baser. Ce qu’on a, ce sont des études à plus grande échelle qui montrent que, oui, il y a une augmentation des cyanobactéries dans le temps. Mais, au Québec, on n’est pas capable de le voir à partir des données disponibles. »

Le seul suivi de la qualité de l’eau repose sur le Réseau volontaire de surveillance des lacs (RSVL). Ce mécanisme permet aux associations de citoyens de faire analyser l’eau de leur lac, moyennant des frais.

Et pour combattre ce fléau, c’est la même chose. La gestion de la salubrité des lacs est laissée au bon vouloir des riverains et des associations de protection composées de bénévoles.

Le MELCC n’intervient pas, sauf dans certains cas précis, comme lorsque le lac est une source d’eau potable. La lutte contre les organismes envahissants ou toxiques est ainsi considérée comme une responsabilité individuelle plutôt que gouvernementale, comme l’explique bien une page de foire aux questions du Ministère.

Consultez la page du MELCC

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Certaines espèces de cyanobactéries produisent des toxines qui peuvent être nocives pour les animaux et les humains qui les ingèrent.

« C’est sûr qu’il y aurait des actions importantes à prendre, croit Mélanie Deslongchamps, d’Agiro. Mais, pour l’instant, il n’y a aucun programme qui a été mis en place par le gouvernement. Il n’y a aucun programme pour suivre les cyanobactéries. On ne sait pas combien de lacs ont des “fleurs” d’eau d’algues bleu-vert ni combien de temps ça dure. On ne fait pas d’échantillonnages pour connaître les communautés de cyanobactéries et les changements dans les communautés. »

Dans le fond, on a très peu de connaissances.

Mélanie Deslongchamps, directrice générale d’Agiro

Pourtant, ce n’est pas un problème théorique. Les cyanobactéries posent un réel enjeu d’environnement et de santé publique. Les lacs touchés vieillissent prématurément, des poissons peuvent mourir par manque d’oxygène et des gens risquent de tomber malades.

Toxicité

Comme leur nom l’indique, on reconnaît les cyanobactéries, communément appelées algues bleues ou algues bleu-vert, à leur couleur. Ces microorganismes peuvent renfermer des toxines et causer des ennuis gastroentériques, des éruptions cutanées, des maux de tête, des vomissements ou de la fièvre. Si elles sont ingérées, elles peuvent aussi être nocives pour les animaux.

Leurs conséquences sont bien connues des riverains des lacs affectés. « S’il y a trop de toxines, il ne faut pas toucher à l’eau », prévient Sébastien Sauvé, professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal. « Il faut éviter du faire du canot, du kayak. Il ne faut surtout pas prendre sa douche ni faire cuire les pâtes dans cette eau-là. Quand les concentrations sont très élevées, l’eau est verte. C’est clairement un indice. » Et bien sûr, il faut encore moins s’y baigner.

Mais ces consignes de prudence sont parfois difficiles à respecter en raison de l’imprévisibilité des cyanobactéries. « Les algues peuvent se déplacer, explique M. Sauvé. Plusieurs espèces ont la capacité de choisir si elles flottent ou pas et à quel niveau elles flottent. Donc, il peut ne pas y en avoir beaucoup à la surface, mais il y en a plein dans la colonne d’eau. Puis, si, pendant la nuit, elles décident qu’elles préfèrent flotter, en quelques heures, un tapis peut apparaître à la surface. Et si les vents dominants changent, ça peut passer d’un bord du lac à l’autre bord. »

L’agriculture industrielle, le grand responsable

Les grands responsables de l’accumulation de ces cyanobactéries sont les activités humaines. D’abord l’agriculture industrielle. De trop grands apports d’éléments nutritifs comme le phosphore et l’azote favorisent leur prolifération, ce qui frappe surtout les régions où l’agriculture est plus présente. Mais cela n’épargne pas les régions moins agricoles, où les installations septiques « d’un autre siècle », le déboisement ou le remblaiement des rives, les coupes forestières, l’emploi d’engrais pour les pelouses contenant du phosphore contribuent au phénomène.

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Les propriétaires peuvent contribuer à la lutte contre les algues bleu-vert en évitant de mettre de l’engrais sur leur gazon et en maintenant une bande riveraine végétalisée sur leur terrain, entre autres.

« La cause, c’est l’agriculture industrielle, principalement avec le maïs et le soya. C’est la source principale de nos nutriments de phosphore et d’azote qui polluent nos eaux de surface et souterraines », assure Barry Husks, président de Blue-Leaf, une entreprise spécialisée en recherche et développement dans les milieux aquatiques et agricoles, qui a étudié pendant 12 ans le petit lac Saint-François. Contrairement à la croyance populaire, M. Husk estime que les embarcations à moteur ne jouent pas un grand rôle.

« Les bateaux à vague n’aident pas, mais sur une échelle de 1 à 10 sur les causes de cyanobactéries, c’est 1, dit-il. C’est très mineur. »

Yannick Huot, qui a mené une vaste étude sur 664 lacs au pays, de 2016 à 2019, arrive aux mêmes conclusions.

« Les gens qui habitent le long des lacs peuvent éviter de construire trop proche de l’eau, protéger les berges, ne pas mettre d’engrais sur leur gazon. Ce sont des solutions que les citoyens peuvent mettre en place, dit-il. Mais selon notre analyse, quand il y a 30 % du bassin versant d’un lac qui est utilisé pour l’agriculture, ça commence à aller moins bien dans le lac. »

Et que fait le gouvernement pour enrayer ce problème ? Pas grand-chose.

« Avant, il y avait un suivi beaucoup plus intense du gouvernement », note Sarah Dorner, professeure au département des génies civil, géologique et des mines de Polytechnique Montréal. « On était à en avance sur les autres provinces et même à l’international. On avait un beau programme de recherche, au Québec. Mais il n’y a plus rien. »

Il y a très, très peu de ressources qui sont attribuées au suivi des lacs au Québec. C’est un petit groupe au Ministère dont les membres se comptent sur les doigts d’une main. À mon avis, c’est ça, le problème.

Yannick Huot, géomaticien spécialisé en limnologie à l’Université de Sherbrooke

Mélanie Deslongchamps, d’Agiro, s’inquiète de son côté du « manque d’action très forte du gouvernement pour réduire les polluants vers les lacs ». « Il y a beaucoup de choses à faire et il y a beaucoup de choses qui sont dans la cour du gouvernement du Québec, dit-elle. Les municipalités ont besoin d’aide. Tout comme les associations de lacs. »

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Nombre de lacs de plus d’un hectare au Québec

Source : Géobase du réseau hydrographique du Québec

Le lac Roxton face à l’envahisseur

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Simon Turcotte, au bord du lac Roxton, en Estrie

Simon Turcotte, 45 ans, habite depuis toujours au bord du lac Roxton, près de Granby. Un joli petit lac artificiel, mais un des pires du Québec.

L’analyse des échantillons d’eau, effectuée en 2021, a montré une eau « extrêmement trouble » et une présence d’algues microscopiques en suspension « extrêmement élevée ». Le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) a classé ce plan d’eau dans la catégorie hypereutrophe, soit en très mauvaise santé.

PHOTO FOURNIE PAR SIMON TURCOTTE

Vue du lac Roxton, en septembre 2021

L’eutrophisation découle d’un apport excessif de nutriments dans l’eau, comme l’azote ou le phosphate. Une de ses conséquences est la croissance excessive des plantes aquatiques. Au lac Roxton, on compte au moins 15 espèces, dont l’élodée du Canada et le myriophylle à épis. Elles ne sont toutefois pas toxiques, comme certaines des cyanobactéries.

Ces plantes envahissantes constituent l’autre grande menace pour les lacs. À faible densité, elles sont même normales et bénéfiques pour la santé d’un lac, mais leur croissance excessive affecte le développement de la vie aquatique.

« Les plantes envahissantes, c’est très désagréable, explique Sébastien Sauvé, professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal. Ça peut faire vieillir le lac de façon accélérée, car les plantes poussent sans arrêt. À un moment donné, ça fait tellement de matières organiques que ça meurt et ça se décompose. En se décomposant, ces plantes vont prendre de l’oxygène du lac. Plus le lac prend de l’âge, plus il y a de dépôts organiques, et au fur et à mesure que le fond s’épaissit, il y a moins d’eau. À un moment donné, ça devient un marais. »

Il existe des solutions spécifiques à la lutte contre les plantes envahissantes, comme les bâches pour entraver leur croissance, ou leur ramassage, qui peut même se faire avec des machines, les faucardeuses. Mais, tout comme dans le cas des cyanobactéries, ces efforts ne suffiront pas si on ne s’attaque pas à la source du problème, les nutriments comme le phosphore qui trouvent leur chemin jusqu’à l’eau du lac.

Simon Turcotte, membre depuis quatre ans du comité d’environnement du lac Roxton, multiplie les actions pour améliorer la qualité de l’eau de son lac. Il collabore notamment avec la municipalité et la MRC de la Haute-Yamaska pour trouver des façons de diminuer l’apport de nutriments en provenance des terres agricoles.

« Des fois, c’est décourageant, confie-t-il. Le ministère de l’Environnement joue plus au chien de garde qu’il ne contribue à apporter des solutions. On a l’impression qu’on doit montrer patte archiblanche avant d’être capable de faire quelque chose. »

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Simon Turcotte, membre du comité d’environnement du lac Roxton, habite au bord de ce plan d’eau depuis toujours.

À la quantité de lacs qu’on a au Québec, on devrait avoir un Ministère plus proactif sur la gestion des plans d’eau. On a des programmes de subventions pour faire des routes, mais pas vraiment de programmes pour entretenir des lacs.

Simon Turcotte, membre du comité d’environnement du lac Roxton

La déforestation

Si, dans de nombreux plans d’eau, l’accumulation de cyanobactéries est liée à la pratique agricole, au lac Brompton, le problème vient en partie de la déforestation. La présence d’arbres et de végétation limite en effet le ruissellement des sédiments et des nutriments vers les plans d’eau.

« Nous, on n’a pas de terres agricoles, mais on a eu de la déforestation parce que des entreprises ont exploité les forêts autour du lac, ce qui a transporté beaucoup de nutriments dans le lac », indique Lise Préfontaine, bénévole à l’Association pour la protection du lac Brompton. « C’est une des causes. Une autre cause, c’est sûrement les fosses septiques qui sont déficientes. »

D’autres outils permettent de combattre les cyanobactéries. Il y a cinq ans, le lac Bromont, en Estrie, a utilisé un traitement spécial pour améliorer la qualité de son eau et réduire la fréquence des éclosions d’algues bleu-vert : le Phoslock. Cette solution, très coûteuse, pourrait-elle s’appliquer à d’autres lacs affectés par les cyanobactéries, comme le lac Roxton ou le lac Brompton ?

« Ce produit fait précipiter le phosphore au fond de l’eau, souligne le professeur Sébastien Sauvé. L’idée n’est pas mauvaise, mais il faut s’assurer d’arrêter l’apport en phosphore. L’analogie que je vois, c’est comme si on a une solution pour vider la chaloupe qui est pleine d’eau, mais qu’on ne colmate pas le trou qui est dans le fond de la chaloupe. Le Phoslock, c’est un peu ça. On enlève le phosphore qui est dans le lac, on le met au fond, mais on ne ferme pas le robinet. »

Une épée de Damoclès

On a observé des éclosions de cyanobactéries au début de l’été, en Estrie, notamment au lac Brompton et au lac Bromont. Un phénomène qui survient habituellement à la fin de la saison chaude. Faut-il s’en inquiéter ? Pas nécessairement. Les éclosions de cyanobactéries varient d’une année à l’autre, en fonction des conditions météorologiques. Mais les changements climatiques pourraient empirer les choses.

« On ne sait pas ce qui va arriver avec ça, admet Yannick Huot, de l’Université de Sherbrooke. On est vraiment aux balbutiements pour essayer de comprendre ce qui va se passer. C’est un peu l’épée de Damoclès au-dessus des lacs. Dans une vingtaine d’années, ça va commencer à beaucoup changer. »

PHOTO FOURNIE PAR RENAISSANCE LAC BROME

Algues bleu-vert dans le lac Brome

Au lac Brome, les premières éclosions sont survenues en juillet. « On a un été chaud et pluvieux à la fois », explique Anaïs Renaud, biologiste à Renaissance Lac Brome, un organisme voué à la protection et à la restauration du lac Brome et de son bassin versant. « C’est probablement pourquoi on a vu les cyanobactéries plus tôt cette année. On a eu des pluies très fortes qui ont contribué au lessivage des sols et à enrichir le lac. C’est souvent après ces fortes pluies, si on a une météo plus calme, qu’on voit apparaître les fleurs d’eau de cyanobactéries. »

Par contre, au lac Roxton, la situation est moins pire cette année, même si les fleurs d’eau de cyanobactéries sont de retour. « L’année 2021 a été de loin la pire année qu’on a vue », indique Simon Turcotte, qui habite au bord du lac depuis toujours. « Dans notre cas, le renouvellement de l’eau dépend des pluies. Il y a eu beaucoup de pluie au début de la saison et ça a aidé à avoir une eau plus fraîche. Mais avec la chaleur qu’on a eue dans les derniers jours, les algues sont apparues. C’est plus verdâtre, mais on n’est pas encore à l’étape où ça dégage des odeurs. »