Le ministère des Forêts tente discrètement d’éviter la baisse annoncée du volume de bois récoltable sur la Côte-Nord, avec des modifications jugées contraires à l’aménagement durable des forêts, suscitant un grand malaise chez ses propres ingénieurs forestiers, a appris La Presse.

Des discussions ont lieu en catimini entre le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) et l’industrie forestière pour tenter d’éviter la diminution annoncée par le forestier en chef du Québec du volume de bois récoltable sur la Côte-Nord, notamment dans le secteur fréquenté par la harde de caribous du Pipmuacan, avons-nous appris.

Le « calcul des possibilités forestières » pour la période 2023-2028, annoncé en février, prévoit une baisse de 7 % du volume de bois maximal pouvant être récolté annuellement, diminution causée principalement par l’épidémie de tordeuse des bourgeons de l’épinette (TBE), un insecte ravageur, expliquait alors le forestier en chef.

Plusieurs pistes sont cependant explorées par le MFFP et l’industrie pour éviter cette baisse, comme le report de la régénération des vieilles forêts ou la récolte d’arbres plus petits, montre un document transmis à La Presse par une source au fait de ces discussions et que le forestier en chef confirme avoir « vu ».

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Camion de bois quittant le secteur du Pipmuacan,
en mars

Intitulé Propositions visant la bonification de la stratégie régionale d’aménagement, le document présente la liste des « éléments sensibles à la possibilité forestière », les modifications proposées, leur impact sur le calcul des possibilités forestières et les « commentaires des bénéficiaires », soit les entreprises forestières, pour chacune des unités d’aménagement de la région.

Ces discussions ont lieu à l’insu des acteurs régionaux habituellement impliqués dans la planification forestière, déplore une personne qui occupe un poste d’ingénieur forestier au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, dont nous taisons le nom pour lui éviter des représailles.

« Les seuls qui sont au courant, ce sont les représentants de l’industrie, quelques personnes au Ministère et le Bureau du forestier en chef », dit-elle.

Les membres de la Table de gestion intégrée des ressources et du territoire (« Table GIRT », dans le jargon forestier), qui doit « assurer une prise en compte des intérêts et des préoccupations des personnes et des organismes concernés par les activités d’aménagement forestier sur le territoire public », n’ont pas été consultés (voir autre texte).

Ils vont probablement être placés devant le fait accompli.

Personne occupant un poste d’ingénieur forestier au MFFP

Le document dressant les pistes d’atténuation de la baisse des possibilités forestières a été préparé par un « comité interne » du MFFP mis sur pied après la présentation du calcul par le forestier en chef, a expliqué à La Presse une seconde personne qui occupe un poste d’ingénieur forestier au MFFP.

Il a été « envoyé aux sous-ministres pour prise de décision », explique-t-elle, soulignant que ces discussions se font habituellement « en amont » du calcul des possibilités forestières. « C’est la première fois que je vois un tel processus », dit-elle.

Dans l’habitat des caribous

Les modifications proposées auraient un impact notamment dans l’unité d’aménagement 097-51, où vit la harde de caribous forestiers du Pipmuacan, grandement menacée.

Lisez notre dossier « Caribous du Pipmuacan : les prochains à disparaître ? »

Selon le calcul du forestier en chef, la diminution des possibilités forestières pour la période 2023-2028 y sera de 21 % pour la catégorie « sapin, épinette, pin gris et mélèze », qui constitue l’essentiel de la récolte de l’industrie.

Pour éviter cette baisse, il faudrait inévitablement gruger les derniers grands massifs forestiers intacts de ce secteur, qui constituent l’habitat essentiel du caribou, prévient l’une de nos sources.

IMAGE FOURNIE PAR LE MINISTÈRE DES FORÊTS, 
DE LA FAUNEET DES PARCS DU QUÉBEC

Unités d’aménagement forestier de la Côte-Nord

« S’il n’y a pas de baisse, c’est sûr qu’on abandonne le caribou, dit-elle. Ce n’est pas soutenable de continuer à bûcher comme on bûche tout en protégeant le caribou. »

Le MFFP se montrerait toutefois « plus sensible aux enjeux de l’industrie forestière qu’à tous les autres réunis, écologiques, sociaux, autochtones », constate cette source.

On nous dit que le lobby de l’industrie est fort et qu’il faut ravaler notre salive.

Personne occupant un poste d’ingénieur forestier au MFFP

« Malaise » chez les professionnels

La situation indispose d’autant plus les professionnels du MFFP que les modifications proposées « ne sont pas faites par des ingénieurs forestiers, mais par des administrateurs », explique l’une de nos sources.

« Malaise, c’est le mot qui revient le plus, dit-elle. C’est partagé par l’ensemble de mes collègues et même par certains gestionnaires. »

Les mesures proposées auraient des effets négatifs à moyen ou long terme, prévient cette source, citant la proposition de reporter à plus tard l’atteinte des cibles de régénération des vieilles forêts, « alors qu’on devrait se dépêcher de les régénérer ».

Couper davantage de bois à court terme diminuera inévitablement la quantité de bois disponible à plus long terme, prévient-elle.

« Éventuellement, je vais faire face à une pénurie de bois, dit-elle. Si ce n’est pas dans les cinq prochaines années, ça sera dans les 10 à 15 prochaines. »

Le forestier en chef tranchera

Le forestier en chef du Québec, Louis Pelletier, confirme avoir reçu le document contenant les modifications de l’aménagement forestier proposées par le MFFP.

« Ça ne veut pas dire que je vais retenir l’ensemble de ce document », a-t-il précisé, expliquant que son bureau recueille tous les commentaires sur son calcul préliminaire avant de le finaliser.

« Je prends acte des commentaires, j’analyse et je détermine [les possibilités forestières] », dans le but d’assurer la pérennité de la forêt, explique M. Pelletier, lui-même ingénieur forestier.

« À la fin, c’est moi qui signe », dit-il, rappelant son indépendance du MFFP.

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs n’a quant à lui pas répondu aux questions de La Presse.

67 000 m3

Diminution prévue de la possibilité forestière dans l’unité d’aménagement 097-51, où vit la harde de caribous forestiers du Pipmuacan, pour la période 2023-2028

Source : Bureau du forestier en chef du Québec

Le régime forestier menacé, s’inquiètent des experts

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Coupes forestières dans le secteur du réservoir Pipmuacan, sur la Côte-Nord, en mars dernier

Les propositions de Québec visant à atténuer la baisse des possibilités forestières sur la Côte-Nord touchent les fondements de la stratégie d’aménagement durable des forêts, s’inquiètent des experts consultés par La Presse.

« Le ministère [des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP)] se permet de remettre en question ce qui est au cœur du régime forestier », et ce, « sans réorientation politique formelle », s’insurge le biologiste et ingénieur forestier Louis Bélanger, professeur retraité de l’Université Laval.

« On avait mis ça en place pour éviter une surexploitation des forêts qui ne respecterait pas la conservation de la biodiversité », dit-il, estimant que les modifications étudiées sont contraires à l’esprit du nouveau régime forestier, qui a remplacé en 2013 celui qui datait des années 1980.

Il est « évident que les industriels seront favorables à la diminution des modalités d’aménagement écosystémique », car cela se traduirait par des volumes supplémentaires de bois pour eux, observe un ancien employé du MFFP, dont nous taisons le nom pour lui éviter des représailles.

Cet ingénieur forestier juge ainsi « problématique » que le Ministère et l’industrie échangent sur la récolte dans les vieilles forêts et dans les « compartiments d’organisation spatiale (COS) », avis partagé par Louis Bélanger.

Ce sont les dernières forêts dans les endroits où il y a eu d’immenses coupes, [donc, en les récoltant], on va recréer des zones de jeunes forêts encore plus grandes, ce qu’on devrait minimiser.

Louis Bélanger, biologiste et ingénieur forestier

Les modifications étudiées auront « nécessairement pour effet d’augmenter le taux de perturbation » de la forêt, note Louis Bélanger, pour qui il est « clair qu’on augmente l’impact sur le caribou ».

Il est « particulièrement incohérent » que le MFFP étudie ces modifications au moment où Ottawa fait pression sur Québec pour que la province protège mieux le caribou et pendant que se tient la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, ajoute-t-il.

Lisez notre article « Protection du caribou : Sans des “engagements fermes” de Québec, Ottawa interviendra »

Manque de transparence dénoncé

Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs aurait dû faire preuve de transparence, estiment les experts consultés par La Presse.

« Ce genre de discussion aurait dû avoir lieu avec tous les représentants de la Table de gestion intégrée des ressources et du territoire [Table GIRT] », dit l’ancien employé du Ministère.

Or, c’est par un appel de La Presse que les membres de la Table GIRT de l’unité d’aménagement 097-51, qui couvre le secteur fréquenté par les caribous du Pipmuacan, ont appris les propositions du MFFP.

« J’espère que ces propositions seront apportées à la Table GIRT » et que leurs impacts sur l’ensemble des utilisateurs de la forêt seront présentés, « et non seulement ceux touchant la possibilité forestière », a déclaré Nicolas Ferron, directeur général de l’Organisme des bassins versants de la Haute-Côte-Nord.

Le MFFP est « en train d’égrener petit à petit l’aménagement écosystémique au profit de l’industrie forestière », a réagi Marie-Hélène Rousseau, ingénieure forestière au Conseil des Innus de Pessamit, ne s’étonnant pas de ne pas avoir été consultée.

Plusieurs propositions « sont contraires à la loi ou à son esprit », estime le directeur général du Conseil régional de l’environnement de la Côte-Nord, Sébastien Caron, qui s’attend donc à les voir rejeter.

L’entreprise forestière Boisaco n’a pas rappelé La Presse.

La CSN réclame une meilleure gestion des forêts

La Confédération des syndicats nationaux (CSN) réclame des améliorations à la gestion des forêts québécoises, inquiète pour les travailleurs de l’industrie forestière qu’elle représente. La centrale syndicale s’associe à Nature Québec pour faire pression en ce sens sur le gouvernement Legault, annonceront les deux organisations, ce jeudi. « Les décisions du gouvernement appauvrissent les forêts, ce qui risque d’avoir des impacts sur les volumes récoltés, la qualité de la fibre et sur les emplois qui y sont rattachés », affirme Louis Bégin, président de la Fédération de l’industrie manufacturière de la CSN, dans un communiqué. « Pendant que le gouvernement Legault s’entête à voir les forêts uniquement comme le bois qui peut y être coupé, c’est tout le monde qui perd au change », ajoute la directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard.