Près de 20 ans après l’imposition d’un moratoire sur la production porcine, la grogne recommence à monter dans les campagnes. Et les citoyens ne sont pas les seuls frustrés : plusieurs municipalités accusent Québec de les mettre devant le fait accompli, tout en les forçant à gérer un mécanisme de consultation bidon.

(Saint-Adelphe) La colère monte en région

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Le village de Saint-Adelphe, en Mauricie

La fermette au toit rouge de Véronique Bégin est la résidence la plus proche de la porcherie de près de 12 000 bêtes projetée à Saint-Adelphe, un village de moins de 1000 habitants en Mauricie. La maison se trouve toutefois à 2 km du bâtiment le plus près, soit presque six fois la distance minimale exigée par Québec.

« Ce ne sont pas les odeurs qui m’inquiètent, dit-elle. C’est l’eau, la nappe phréatique, les bassins versants, la rivière Saint-Anne, la rivière Batiscan, les antibiotiques. »

Nathalie Lefebvre, aussi de Saint-Adelphe, a participé à l’assemblée publique de consultation municipale tenue à la mi-décembre, où l’ingénieur responsable de la conception de la future porcherie a présenté les grandes lignes du projet.

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L’assemblée publique municipale tenue à la mi-décembre n’était pas une vraie consultation, dénonce Nathalie Lefebvre, résidante de Saint-Adelphe.

Ce n’est pas une consultation réelle, les gens posent des questions et on leur répond qu’il n’y a pas de problèmes.

Nathalie Lefebvre, résidante de Saint-Adelphe

Mme Lefebvre a demandé pourquoi un projet regroupant près de 12 000 porcs ne serait pas soumis au Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), alors que la réglementation l’exige à partir de 4000 porcs. La réponse l’a indignée. « Ils ont fait trois bâtisses de 3999 porcs à 150 m de distance, de sorte que c’est légal. C’est vraiment culotté ! », fulmine-t-elle. (voir autre texte : « La vision des promoteurs »)

Elle a interpellé plusieurs élus et rejoint le groupe Facebook « Demande de délai pour l’industrie porcine à St-Adelphe », lancé par Mme Bégin, qui a déposé une pétition à l’Assemblée nationale.

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Véronique Bégin, plus proche résidente de la future porcherie de Saint-Adelphe, habite à 2 km des bâtiments. Ce ne sont pas les odeurs qui l’inquiètent, mais l’impact sur l’eau et l’environnement.

On demande un délai supplémentaire avant qu’ils signent le permis de construction pour nous permettre de trouver des scientifiques indépendants qui vont faire la lumière là-dessus.

Véronique Bégin, résidante du village qui a lancé le groupe Facebook « Demande de délai pour l’industrie porcine à St-Adelphe »

La procédure prévue par le ministère des Affaires municipales a pourtant été suivie « à la lettre », assure le maire de Saint-Adelphe.

« On est conscients que les gens sont inquiets parce que c’est quand même une mégaporcherie. Il faut bien se l’avouer : 11 997 cochons, ce n’est quand même pas petit », note Paul Labranche.

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Paul Labranche, maire de Saint-Adelphe

Il faut juste se dire que notre rôle, à la municipalité, c’est de délivrer un permis de construction. On n’a pas la prérogative de dire oui ou non.

Paul Labranche, maire de Saint-Adelphe

En effet, quand une entreprise demande un permis pour établir ou agrandir une porcherie, c’est que Québec a déjà jugé le projet conforme à la réglementation municipale, et délivré le certificat d’autorisation environnemental. La municipalité a alors l’obligation d’organiser une consultation publique en suivant la procédure dictée par le ministère des Affaires municipales.

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Une porcherie s’ajoutera bientôt dans le paysage
de Saint-Adelphe.

« La consultation publique ne sera pas l’occasion de déterminer si on doit ou non autoriser le projet à l’étude ni celle d’en soupeser les impacts sur l’environnement », souligne le guide du Ministère.

Seules cinq mesures d’atténuation prévues par Québec (l’ajout d’une haie brise-odeurs, par exemple) peuvent être ajoutées localement, à condition que ce soit « motivé par l’existence d’un enjeu en matière de cohabitation harmonieuse ».

Consultation « bidon »

Le maire de Fassett, en Outaouais, est passé par là l’été dernier.

« Plusieurs personnes sont venues exprimer leur mécontentement parce qu’on les avait invitées à une consultation qu’elles ont jugée bidon, et à leur défense, je trouvais qu’elles avaient pas mal raison », témoigne François Clermont.

Même en confiant la consultation à sa municipalité régionale de comté (Papineau), c’est « beaucoup de temps » pour les élus d’un village qui n’ont « pas les compétences », souligne M. Clermont, dont la municipalité compte moins de 500 habitants. En plus d’avoir à éplucher des lois et règlements complexes, il a visité trois porcheries, consulté d’autres maires et discuté avec le promoteur. « Un homme intelligent, un chic bonhomme » qui s’y connaît en élevage porcin, reconnaît M. Clermont. Mais il ne veut pas en attirer d’autres dans sa municipalité de 15 km2 zonée agricole à 85 %. Bien que les agriculteurs soient chez eux, « il y a une limite à pouvoir étendre du lisier dans un territoire comme Fassett », plaide-t-il. « Je suis en train de voir, avec la MRC, comment on peut contingenter. »

En attendant, la MRC de Papineau a adopté une résolution demandant à Québec de revoir l’encadrement des porcheries. Le gouvernement doit s’acquitter lui-même des consultations publiques et inclure « une réelle prise en compte des préoccupations de la population concernée en amont du processus décisionnel », réclame la MRC.

Elle n’est pas la seule. En un an, la MRC de Val-Saint-François, en Estrie, a dû organiser trois consultations, pour des projets à Saint-François-Xavier-de-Brompton, au canton de Valcourt et à Maricourt (un agrandissement et deux nouvelles porcheries). Le préfet de la MRC ne veut plus jamais revivre ça. « On a toute la grogne des gens et absolument aucun pouvoir », raconte Luc Cayer, qui est maire de Stoke.

La MRC a elle aussi adopté une résolution demandant à Québec de revoir son encadrement « pour mieux consulter [les] populations ». Elle réclame non seulement que le gouvernement se charge de la consultation, mais qu’il la rebaptise aussi « séance d’information publique ».

« Ceux qui donnent la permission, là, faites-la donc, la maudite consultation publique ! », lance le préfet Luc Cayer.

Sa MRC profitera elle aussi de la révision de son schéma d’aménagement pour voir si elle peut limiter le développement de porcheries sur son territoire à 83 % agricole. « Jusqu’où ça va aller ? Est-ce qu’à la minute qu’il y a un terrain, la possibilité de faire une porcherie, les gens vont en faire une ? », se demande M. Cayer.

Québec a seulement envoyé des avis de réception, nous ont indiqué les deux MRC à la mi-janvier.

Le préfet de la MRC Papineau, Benoît Lauzon, n’entend pas en rester là. « En plus, 2022 est une année électorale », rappelle celui qui est maire de Thurso. « Des dossiers comme ça, où on a fait des résolutions à envoyer au gouvernement, c’est des choses qu’on va ramener. »

Chronologie

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Les projets d’élevage de moins de 4000 porcs sont exemptés de l’examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE).

2002

Québec impose un moratoire sur la construction de nouvelles porcheries et sur l’augmentation du nombre de porcs autorisés dans les élevages existants.

2003

Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) publie son Rapport d’enquête et d’audience publique sur la production porcine, qui compte 54 recommandations.

2004

Québec modifie sa Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) pour que les projets de nouvelles porcheries et d’accroissements substantiels de cheptels déjà approuvés par le ministère de l’Environnement soient soumis à un processus de « consultation publique » local.

2005

Fin du moratoire sur le développement de la production porcine.

2018

Québec augmente la taille des élevages exemptés de l’examen du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE). La limite passe de 3000 à 4000 porcs, et de 2400 à 3200 truies.

2021

Les MRC de Papineau et de Val-Saint-François adoptent des résolutions demandant à Québec de revoir son processus de consultation publique porcin.

Sources : gouvernement du Québec, MRC de Papineau et de Val-Saint-François

« On se conforme à la réglementation »

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Hugo D’Astous, directeur général de Patates Dolbec

Cultures Excel, qui a obtenu les trois certificats d’autorisation permettant d’installer une porcherie de 11 997 cochons à Saint-Adelphe, est une entreprise sœur de Patates Dolbec, établie dans la municipalité voisine de Saint-Ubalde.

Dolbec est le plus grand producteur de pommes de terre au Québec. L’entreprise, qui, au cours des dernières années, a plutôt fait parler d’elle pour ses innovations (vodka fabriquée à partir de tubercules déclassés, système de tri assisté par intelligence artificielle), est surprise de s’attirer tant de critiques.

« Je trouve qu’on n’amène pas le côté positif de ce lisier pour la santé des terres », fait valoir son directeur général, Hugo D’Astous.

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Saint-Ubalde, village voisin de Saint-Adelphe

C’est une coentreprise entre Olymel et l’Avantis Coopérative qui possédera et exploitera la porcherie, dans laquelle Dolbec n’aura aucune participation, assure M. D’Astous. L’intérêt du producteur de pommes de terre est de vendre une partie du terrain boisé sur lequel sera construite la porcherie, et d’en utiliser le lisier pour fertiliser les milliers d’acres qu’elle cultive dans la région afin de réduire son utilisation d’engrais chimiques.

Beaucoup de ces terres sont à Saint-Ubalde. Le maire, Guy Germain, n’est pas inquiet : un éleveur de la municipalité épand déjà du lisier au printemps et à l’automne, ce qui sent entre deux jours et une semaine, dit-il.

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Guy Germain, maire de Saint-Ubalde

J’aime mieux avoir du lisier que de l’engrais chimique.

Guy Germain, maire de Saint-Ubalde

C’est Olymel qui a contacté Dolbec, intéressée par cet emplacement proche d’une maternité et d’un abattoir qu’elle exploite déjà, tout en étant assez loin d’autres fermes porcines pour réduire les risques de maladies, résume M. D’Astous.

Il s’agit de remplacer des bâtiments « désuets, en fin de vie » de régions à forte concentration porcine « par des bâtiments neufs avec la technologie d’aujourd’hui », explique le directeur général du Regroupement porcin Avantis Olymel (RPAO), Marquis Roy. À la clé, « de meilleurs systèmes d’alimentation, de bons économiseurs d’eau, une gestion des équipements à distance » pour un « meilleur bien-être animal » et une « réduction du coût de production ».

Faire l’économie d’un BAPE

En proposant trois bâtiments de 3999 porcs, les promoteurs évitent l’examen du BAPE, exigé à partir de 4000 porcs.

« On se conforme à la réglementation », soutient M. Roy. Un BAPE, « ça rallonge les délais, ça rallonge les coûts », admet-il. « N’importe quel entrepreneur qui a des projets va essayer de se conformer aux règles et de procéder sans se compliquer la vie le plus possible. »

Excel ne fait pas exception : depuis la fin du moratoire sur les projets de porcheries il y a près de 18 ans, aucun n’a eu à passer au BAPE. La présentation de projets échappant à son examen par un seul cochon est souvent dénoncée dans les municipalités, notamment à Saint-Adelphe (voir autre texte).

Québec a d’ailleurs augmenté la taille des élevages soustraits au BAPE il y a à peine quatre ans, le 23 mars 2018. Si le projet de Saint-Adelphe avait été déposé avant cette date, il aurait dû faire l’objet d’un examen du BAPE, puisque le seuil était alors de 3000 porcs. Aurait-il été faisable dans ces conditions ?

« Je ne peux pas dire comment il aurait été, mais c’est sûr qu’on se serait conformés aux règles », assure M. Roy en évoquant la possibilité de trois bâtiments plus petits, ou de quatre bâtiments.

Lorsque le seuil a été augmenté en 2018, « les changements climatiques, la protection de l’environnement, de la nappe phréatique, ce n’était pas de l’inconnu. Tout ce beau monde qui était au Parlement devait savoir tout ça », souligne le maire de Saint-Adelphe.

Il mentionne notamment la députée libérale Isabelle Melançon, porte-parole de l’opposition officielle en matière d’environnement, qui a réclamé un examen du BAPE pour les projets de porcherie de Saint-Adelphe et de Maricourt. Lorsque la taille des élevages exempts du BAPE a été augmentée en mars 2018, Mme Melançon était ministre de l’Environnement.

« [La réglementation,] si on trouve que c’est pas correct toute la gang ensemble, changeons-la. Mais ne demandons pas ça aux municipalités », qui n’ont pas été consultées en 2018, dit M. Labranche.

Toi, sur ton territoire, qu’est-ce que tu penserais de ça, d’avoir 12 000 cochons dans le même lot ? Ils ne m’ont pas demandé ça !

Paul Labranche, maire de Saint-Adelphe

Les allégements de 2018 visaient des « activités considérées comme étant à risque modéré », indiquent les documents du ministère de l’Environnement.

Déjà, en 2015, l’Union des producteurs agricoles (UPA) avait demandé une révision pour l’ensemble des élevages. Vu les coûts, les délais et les incertitudes qu’entraîne un examen du BAPE, il n’est « pas étonnant que la plupart des agriculteurs qui pourraient être concernés par cette procédure préfèrent créer plus d’un lieu d’élevage pour éviter de s’y soumettre, même si cela ne constitue pas toujours un choix judicieux pour l’efficacité des opérations », avait plaidé l’UPA dans un mémoire à la Commission des transports et de l’environnement.

Depuis 2018, « il y a eu beaucoup de changements », dont les changements climatiques et la sécheresse, plaide Véronique Bégin, une résidante de Saint-Adelphe qui réclame un examen scientifique indépendant du projet. « Il faut que tout ça soit pris en considération, on ne peut pas se fier sur des choses qui datent de 2018 ! »

L’enjeu de l’eau

Les promoteurs de la porcherie doivent encore déposer une demande d’autorisation pour prélèvement d’eau au ministère de l’Environnement, vu le volume requis pour abreuver les animaux. L’étude à cette fin se fera l’été prochain, indique Marquis Roy.

À Sainte-Anne-de-la-Pérade, la mairesse, Suzanne Rompré, s’inquiète des impacts sur la nappe phréatique. La rivière Charest, qui coule à proximité de la porcherie, fait partie du bassin versant de la rivière Sainte-Anne, qui traverse son territoire. De l’épandage est aussi prévu dans sa municipalité.

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Suzanne Rompré, mairesse de Sainte-Anne-de-la-Pérade

Je ne doute pas que la loi ait été suivie. Mais ce qui serait bien, aussi, ce serait d’avoir l’opinion d’experts indépendants.

Suzanne Rompré, mairesse de Sainte-Anne-de-la-Pérade

L’organisme de bassin versant de la rivière Sainte-Anne, CAPSA, prépare un avis sur le projet de porcherie « sans prendre position, juste sortir les faits au niveau de l’eau », indique son directeur général, Philippe Dufour. L’organisme ayant été interpellé tardivement et disposant de peu d’informations, les recommandations risquent d’être assez générales, prévient M. Dufour. Elles ne seront d’ailleurs pas contraignantes.

Les organismes Fondation Rivières et Eau Secours ont aussi écrit vendredi dernier à la députée de la circonscription, Sonia LeBel (Champlain), et au ministre de l’Environnement, Benoît Charette, pour réclamer que ce dernier utilise son pouvoir discrétionnaire pour exiger un « processus d’évaluation complet » du BAPE.

Les promoteurs devraient avoir le feu vert de Saint-Adelphe le 7 février, date à laquelle le conseil municipal prévoit d’adopter le rapport de consultation sur le projet ainsi que sa résolution sur le permis de construction.