Les propriétaires d’un domaine de Beauharnois lourdement pollué par des décennies d’activités industrielles sur le terrain voisin demandent à la Cour supérieure du Québec de forcer la multinationale Elkem à décontaminer les lieux, ce que Québec n’est pas parvenu à faire depuis 30 ans.

Les parties devraient terminer leurs plaidoiries jeudi et vendredi, au palais de justice de Salaberry-de-Valleyfield, après huit ans de procédures.

La pointe Saint-Louis, un site de 18 hectares qui constitue l’un des rares boisés bordant le fleuve Saint-Laurent dans la région de Montréal, appartient encore aujourd’hui aux descendants du sénateur Charles-Séraphin Rodier, qui a acquis les lieux en 1866.

On y trouve des espèces rares ou vulnérables, comme le chêne rouge, le chêne bicolore, le chêne blanc, le noyer cendré, le micocoulier, le caryer à feuilles étroites et les deux seuls individus connus au Québec d’une espèce d’aubépine, affirme la famille Hone-Bellemare dans une biographie de son aïeul.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Construit en 1895, un manoir combinant les styles victorien et édouardien se trouve encore sur le domaine de la pointe Saint-Louis.

Malgré l’industrialisation des environs, notamment lors de la Seconde Guerre mondiale, la famille a toujours refusé de vendre son domaine, où un manoir, une chapelle privée, une cabane à sucre et de nombreux autres bâtiments avaient été construits au fil du temps.

Restauration attendue depuis 1991

L’exploitation, de 1973 à 1991, de l’usine de ferromanganèse et de ferrosilicium Union Carbide, acquise en 1984 par la multinationale norvégienne Elkem, a lourdement contaminé le site voisin de la pointe Saint-Louis.

Les activités généraient des résidus de fusion massifs (scories) et d’autres résidus de métaux lourds, dont certains ont été dispersés sur une partie de la pointe Saint-Louis, allèguent les propriétaires dans leur poursuite.

Québec avait d’ailleurs exigé la restauration de la pointe Saint-Louis quelques années après la fermeture de l’usine, en plus de celle du terrain d’Elkem, sans jamais que ce soit terminé.

Mais c’est lors de la commission d’enquête du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) portant sur le plan de restauration des berges du fleuve Saint-Laurent bordant le terrain de l’ancienne usine, en 2010, que la famille Hone-Bellemare a appris que la contamination de son terrain était beaucoup plus grave qu’elle ne le pensait.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Ce qu’il reste de l’ancienne usine d’Elkem est visible de la pointe Saint-Louis.

Les émissions de manganèse dans l’air ont contaminé les environs, en retombant au sol, si bien que la contamination des sols de la pointe Saint-Louis excède par endroits la limite permise pour un usage industriel, allègue la poursuite, citant le rapport du BAPE.

Le BAPE concluait d’ailleurs que la pointe Saint-Louis devait être restaurée « à brève échéance ».

1 million de dollars réclamés

Après le dépôt du rapport du BAPE, la famille Hone-Bellemare a mis en demeure Elkem Métal Canada de décontaminer sa propriété, en vain.

Elle a donc saisi la justice, en 2013, pour contraindre l’entreprise à restaurer le site sous la supervision d’une entreprise de son choix.

Elle réclame en outre plus de 1 million de dollars en dommages-intérêts, une « somme à parfaire au jour de l’audition », dont 900 000 $ pour la propriétaire Élisabeth Hone-Bellemare, 20 000 $ pour son mari (mort depuis le dépôt de la poursuite) et 20 000 $ pour chacun de leurs six enfants.

Les propriétaires « ont souffert et continuent de souffrir des faits et gestes » d’Elkem, qui « les prive de la pleine jouissance de leur propriété », affirme leur poursuite.

Ralenti par le Kathryn Spirit

Elkem Métal Canada affirme travailler « d’arrache-pied » pour régler le dossier, a déclaré à La Presse son président, Jean Villeneuve, qui a cependant dit ne pas pouvoir entrer dans les détails en raison du procès.

« On a toujours été un bon citoyen corporatif, on essaie de trouver des solutions, mais ce n’est pas toujours facile », notamment parce que le terrain de l’ancienne usine n’appartient plus à Elkem, fait valoir M. Villeneuve

Il a été vendu au Groupe Saint-Pierre, dont les déboires entourant le démantèlement du Kathryn Spirit ont « retardé » les négociations.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Le cargo Kathryn Spirit, sur les rives du lac Saint-Louis, à Beauharnois, en 2016

Ce cargo en décrépitude avait été remorqué à Beauharnois en 2011 par le Groupe Saint-Pierre pour être démantelé, mais le projet n’avait pas été autorisé et le navire avait été vendu à une entreprise mexicaine, qui avait ensuite fait faillite ; Ottawa avait alors payé le Groupe Saint-Pierre pour le démanteler sur place.

Elkem dit peaufiner le plan de rétablissement des berges de son ancien terrain à la suite d’un accord avec Québec, qui prévoirait aussi la restauration du reste du site par le Groupe Saint-Pierre, indique Jean Villeneuve, qui reste toutefois muet sur le sort de la pointe Saint-Louis.

Le Groupe Saint-Pierre dit ne pas être prêt à commencer des travaux, blâmant la lenteur des négociations avec la Ville de Beauharnois et le gouvernement québécois, a déclaré à La Presse l’un des dirigeants de l’entreprise sherbrookoise, René Saint-Pierre, qui n’a pas voulu préciser sa fonction exacte.

« T’as rien qu’à rien marquer, pis t’auras pas de problème », a-t-il dit.

Sollicité lundi, le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques n’avait pas répondu aux questions de La Presse au moment de publier.

Des millions en subventions

Même si elle n’a toujours pas terminé la restauration de son ancien site de Beauharnois, Elkem Métal Canada a obtenu 11,95 millions en subventions du gouvernement québécois, en septembre dernier, pour un projet-pilote de fabrication de biocarbone.

Ce produit, issu de résidus forestiers, pourrait remplacer le charbon minéral, dont l’usine saguenéenne d’Elkem est une grande consommatrice — elle utilise le carbone dans son procédé industriel, explique Jean Villeneuve.

Le projet de 26 millions, dans lequel Ottawa a aussi investi 5 millions, devrait démarrer en janvier prochain.

Elkem, acquise par des intérêts chinois en 2011, emploie 6800 personnes dans 29 usines dans le monde, dont une au Saguenay, où elle fabrique du ferrosilicium, qui entre dans la fabrication de l’acier et de la fonte, et du silicium métal, qui entre dans la fabrication du silicone, de l’aluminium et de différents produits chimiques utilisés dans les composants électroniques.

Une histoire qui remonte à la Nouvelle-France

Faisant partie du domaine seigneurial du marquis de Beauharnois, sous le régime français, puis de la seigneurie Ellice, sous le régime anglais, la pointe Saint-Louis fut acquise par l’homme d’affaires Charles-Séraphin Rodier en 1866, un an avant la naissance de la Confédération canadienne, raconte une biographie familiale. Ayant fait fortune dans la vente d’outils agricoles, Charles-Séraphin Rodier devint ensuite sénateur et président de la Société Saint-Jean-Baptiste. Après sa mort, sa fille cadette Eva Rodier et son mari Alfred Thibaudeau firent construire sur le domaine, en 1895, un manoir combinant les styles victorien et édouardien, qui existe toujours. La famille, toujours propriétaire des lieux, y reçut des personnalités notoires, comme l’aviateur Louis Blériot, les écrivains Antoine de Saint-Exupéry et Paul Claudel, de même que les hommes politiques Wilfrid Laurier, Lomer Gouin, Honoré Mercier et William Lyon Mackenzie King.