Si c’est bio, c’est bon pour l’environnement, non ? Habituellement oui, mais parfois, c’est un peu plus compliqué que ça. Le ministre de l’Environnement est intervenu d’urgence pour stopper un projet de ferme d’ail biologique en Montérégie, parce que ses promoteurs auraient tenté de raser illégalement une tourbière boisée vitale pour les écosystèmes de la région.

À partir de la rue, on ne voit rien de particulier. De hautes herbes, puis une lisière d’arbres qui semblent former un boisé compact, au milieu des terres agricoles voisines. Mais il suffit de s’avancer un peu passé le rang S, à Saint-Michel, dans la MRC des Jardins-de-Napierville, pour découvrir les traces encore fraîches d’un abattage sur plusieurs hectares, réalisé avec de la machinerie lourde.

Le propriétaire du terrain, Jean-Pierre Chenail, un comptable de Boucherville, ne s’en cache pas. C’est lui qui a demandé l’abattage.

« On a une super belle terre agricole qui était en friche, on a déboisé pour pouvoir cultiver l’ail », dit-il en entrevue avec La Presse. Il s’insurge contre la décision du gouvernement d’ordonner l’arrêt des travaux à la suite de nombreuses plaintes.

Si ça nuisait à l’environnement, je comprendrais. Mais le projet est biologique, je ne m’en vais pas foutre des pesticides partout !

Jean-Pierre Chenail, propriétaire du terrain

Le ministère de l’Environnement ne voit pas du tout la chose du même œil.

L’équivalent de 40 piscines olympiques

Les inspecteurs ont été alertés la première fois par une plainte d’un citoyen, peu après le jour de l’An. Dépêché sur place le 15 janvier, un fonctionnaire a constaté que des travailleurs étaient en train de déboiser ce que les autorités considèrent comme une tourbière boisée, un milieu humide foisonnant de vie où il est interdit de faire des travaux sans permis.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le ministère de l’Environnement considère le terrain comme une tourbière boisée, un milieu humide foisonnant de vie où il est interdit de faire des travaux sans permis.

Les « trois strates de végétation » avaient été enlevées sur une superficie de trois hectares. Le boisé riverain d’un petit cours d’eau avait aussi été éliminé.

« Deux pelles mécaniques munies de broyeurs étaient présentes sur le terrain, des filaments et des copeaux de matière ligneuse recouvraient le sol d’une partie de la tourbière et étaient également présents dans le lit d’écoulement du cours d’eau », précise une ordonnance signée par le ministre Benoit Charette.

Selon le gouvernement, M. Chenail a été avisé que les travaux devaient cesser immédiatement. Mais une semaine plus tard, alerté par un appel à la ligne d’Urgence-Environnement, un fonctionnaire a constaté que le broyage des arbres se poursuivait. Le propriétaire a été avisé une deuxième fois, selon le Ministère. Au cours d’une troisième visite, le 4 février, les inspecteurs ont déterminé que les travaux s’étaient encore poursuivis illégalement malgré les avertissements.

Ce serait donc environ cinq hectares qui auraient été déboisés cet hiver sur la terre de M. Chenail, l’équivalent de la superficie de 40 piscines olympiques.

Rôle écologique important

Le ministère de l’Environnement affirme que la présence de peupliers deltoïdes et d’érables rouges ainsi que la couche de 30 centimètres de matière organique sur le sol démontrent clairement qu’il s’agit d’une tourbière boisée, un milieu humide où il est illégal d’effectuer des travaux sans une autorisation du gouvernement. Dans toute la région des basses-terres du Saint-Laurent, Québec surveille de près les milieux humides qui n’ont pas encore été touchés par le développement, vu leur rôle écologique important.

« La tourbière boisée est située dans une mosaïque de tourbières et de marécages très fragmentée par les activités agricoles des dernières décennies dans ce secteur », précise l’ordonnance gouvernementale. La tourbière sur le terrain de M. Chenail a une « valeur intrinsèque en raison de sa rareté due à la pression agricole limitrophe », poursuit le document.

L’arrêt des travaux permet d’éviter qu’un préjudice sérieux ou irréparable ne soit causé aux écosystèmes, aux autres espèces vivantes ou à l’environnement.

Extrait de l’ordonnance gouvernementale

Jean-Pierre Chenail croit que le Ministère est dans l’erreur et que le boisé ne constituait pas vraiment une tourbière. Il dit avoir engagé des experts qui l’aideront à contester l’ordonnance d’arrêt des travaux.

Sans expérience en agriculture, il n’avait jamais exploité ce terrain acquis il y a des années, et voulait le mettre à profit dans un « projet de réinsertion sociale ».

« Je ne suis pas agriculteur pantoute, je me suis adossé à des gens qui ont le goût du projet et j’ai réinvesti là-dessus », dit-il.

« C’est un projet de réinsertion pour des gens qui ont eu beaucoup de problèmes dans la vie et qui sont dans le droit chemin maintenant, ils sont prêts à redonner beaucoup. C’est bon de les ramener à la terre », poursuit le comptable.

« François Legault veut que Québec s’autosuffise en agriculture, il faut peut-être se donner les moyens », dit-il.

D’autres terres en friche

Il voit bien que son initiative est mal reçue. Une cache de chasseur a brûlé sur son terrain récemment. « C’est criminel, quelqu’un a mis le feu dans la cabane de chasse. Peut-être qu’on dérangeait du monde », lance-t-il.

Le maire de Saint-Michel, lui-même agriculteur, souligne que les producteurs expérimentés de la région savent très bien qu’on ne peut pas s’attaquer à un milieu humide sans permis, même si c’est pour planter des cultures biologiques.

Ils ne s’y sont pas pris de la bonne façon. C’est connu qu’on ne peut pas faire ça. Souvent, celui qui le fait va le faire de mauvaise foi.

Jean-Guy Hamelin, maire de Saint-Michel

Il souligne aussi que les agriculteurs du coin sont nombreux à avoir des terres en friche qui ne peuvent pas être remises en culture pour l’instant, même s’il ne s’agit pas de milieux humides, en raison d’un moratoire gouvernemental. Ils risquent donc de ne pas voir d’un bon œil un nouvel acteur qui arrive de l’extérieur et viole les règles pour tenter de passer devant ceux qui attendent impatiemment leur tour.

« Dans notre région, on a beaucoup de terre noire ; il y en a d’autres qui aimeraient faire plus de production maraîchère, mais ils ne peuvent pas », souligne le maire.