La « conduite carboneutre » proposée par Shell aux automobilistes à la pompe est de l’écoblanchiment qui doit être sanctionné, estime Greenpeace, qui a porté plainte mardi auprès du Bureau de la concurrence du Canada pour information fausse et trompeuse.

« Shell fait la promotion d’un produit qui ne fait pas, et ne peut pas faire, ce qu’il promet », ce qui constitue une violation de la Loi sur la concurrence, écrit l’organisation écologiste dans sa plainte, que La Presse a obtenue.

Le programme de conduite carboneutre de la société pétrolière propose aux automobilistes qui le désirent de payer un léger supplément pour compenser par l’achat de crédits carbone les gaz à effet de serre (GES) causés par leur utilisation de ses carburants.

Ces crédits financent la « protection de grandes zones naturelles menacées de déforestation [et] le reboisement de zones dévastées », affirme l’entreprise sur son site internet.

Or, « la réalité est que Shell n’a pas démontré la validité de sa prétention de neutralité carbone [et] utilise des compensations provenant de projets qui ont de sérieux problèmes de légitimité », accuse la plainte.

Les affirmations de la pétrolière ne sont rien de plus que de la « propagande verte » qui trompe les automobilistes canadiens, a déclaré à La Presse Salomé Sané, chargée de la campagne nature et alimentation de Greenpeace Canada.

Il y a de plus en plus de consommateurs et de consommatrices qui essaient d’adopter un mode de vie plus écoresponsable et Shell, en projetant cette image très verte, très axée sur cette idée de neutralité carbone, [les incite] à peut-être acheter plus ses produits que ceux d’une autre entreprise.

Salomé Sané, Greenpeace Canada

Greenpeace soulève dans sa plainte que de nombreux enjeux minent l’efficacité des projets de compensation volontaire d’émissions de GES par la plantation d’arbres, comme l’absence de réglementation standardisée.

Elle ajoute le caractère impermanent de ces solutions, dont les bénéfices peuvent s’envoler en fumée si les arbres plantés sont détruits par un incendie de forêt, ou encore les risques de fuite si la plantation d’arbres sert de prétexte pour en couper ailleurs.

« Chaque entreprise qui veut compenser pour ses propres émissions peut déterminer ses propres règles, explique Mme Sané. C’est très problématique. »

PHOTO FOURNIE PAR GREENPEACE CANADA

Salomé Sané, chargée de la campagne nature et alimentation de Greenpeace Canada

Les trois projets financés par le programme de conduite carboneutre de Shell font d’ailleurs tous face à des « enjeux concernant la validité de leurs prétentions de compensation », écrit Greenpeace dans sa plainte.

Celui de Darwoods, en Colombie-Britannique, avait notamment été critiqué par le vérificateur général de la province, qui avait conclu en 2013 qu’il n’apportait pas de protection supplémentaire – le projet faisait partie du programme de neutralité carbone de Victoria.

Le projet Cordillera Azul, au Pérou, est situé dans un parc national où aucune déforestation n’a été rapportée dans les années ayant précédé son lancement, tandis que celui de Katingan, en Indonésie, est situé depuis 2019 dans une zone protégée, ce qui en assure la protection indépendamment du projet de compensation financé par Shell, argue Greenpeace.

Retarder la transition

Utiliser l’environnement pour vendre un produit comme le fait Shell est la définition même de l’écoblanchiment, estime Jérôme Dupras, professeur au département des sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en économie écologique.

Dire qu’on roule carboneutre, ce n’est pas vrai. Ça laisse croire qu’on peut continuer nos activités comme si de rien n’était et qu’on peut mettre un petit bandage là-dessus et que tout sera correct.

Jérôme Dupras, de l’Université du Québec en Outaouais

Il faut « réduire drastiquement nos émissions de GES » avant de penser à compenser ou à séquestrer le reste, rappelle-t-il.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Jérôme Dupras, chercheur en environnement

Greenpeace déplore que la compensation des émissions de GES « retarde la transition vers les énergies renouvelables » et en fait indûment porter la responsabilité sur les épaules des consommateurs.

« C’est un problème qui est beaucoup plus global et pour lequel, au niveau individuel, on a très peu de pouvoir de changement », dit Salomé Sané.

Précédent aux Pays-Bas

La plainte de Greenpeace auprès du Bureau de la concurrence du Canada fait écho à une démarche similaire menée aux Pays-Bas, où le programme de conduite carboneutre de Shell est aussi offert.

L’organe néerlandais de surveillance de la publicité a conclu en août que les affirmations de Shell sont trompeuses à la suite d’une plainte déposée par des étudiants en droit de l’Université libre d’Amsterdam.

Le Comité du code de la publicité, dont la décision n’est pas contraignante, a estimé que la pétrolière ne peut prouver qu’elle compense pleinement les émissions de GES dans le cadre de ce programme.

La Presse rapportait l’an dernier que le lancement au Canada du programme de conduite carboneutre de Shell avait fait l’objet de certaines critiques au pays.

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Le Bureau de la concurrence explique ne jamais confirmer le déclenchement d’une enquête ni même le dépôt d’une plainte, puisqu’il mène ses travaux de manière confidentielle.

S’il détermine à l’étude d’une plainte qu’une enquête doit être ouverte, le Bureau peut, avec l’autorisation d’un tribunal, mener des perquisitions, saisir des dossiers ou interroger des témoins sous serment.

La Loi sur la concurrence prévoit que les infractions peuvent être punies par des amendes et même par des sanctions pénales.

Shell a refusé d’accorder une entrevue à La Presse, son porte-parole Stephen Doolan a indiqué dans un courriel que l’entreprise n’avait pas été informée du dépôt d’une plainte, ajoutant que la pétrolière « prend ses responsabilités d’annonceur très au sérieux ».